Résumé de la conférence d’Alain Houziaux au Cercle Ernest Renan Le 10 novembre 2022 — La Résurrection du Christ

 

Introduction

La proclamation de l’église chrétienne « Christ est ressuscité » pose de multiples interrogations :

  • Doit-on parler de « résurrection », de « révélation » ou « d’apparition », voire de « relèvement », de « réveil » ou de « délivrance » ?
  • S’agit-il d’une apparition physique ou spirituelle ?
  • Comment expliquer que la prédication chrétienne se soit répandue aussi vite quelques mois après la mort de Jésus alors que, de son vivant, Jésus a été méconnu, incompris et abandonné ?
  • Comment l’église a pu faire de la mort et de la crucifixion de Jésus-Christ l’élément constitutif de l’espérance du salut et de la victoire de la vie sur la mort ?
  • Comment a-t-on pu prêcher que Dieu était le donateur miséricordieux de la vie et du salut, alors que Jésus était mort de manière prématurée en se sentant abandonné ?

 

Doit-on croire à la résurrection de Jésus ?

La croyance en la résurrection du Christ est d’abord un acte de foi en Dieu. En effet, Dieu est maître de la vie et de la mort. Et c’est aussi un acte de foi en la justice de Dieu qui ne laisse pas Jésus injustement condamné à mort et qui « l’exalte », le « glorifie » et le « justifie ».

  • Après sa mort, Dieu a « justifié » Jésus, c’est-à-dire qu’il l’a réhabilité.
  • Dieu l’a « glorifié » de son innocence et de son amour qui l’on conduit à volontairement donner sa vie.
  • Dieu l’a « exalté » en proclamant Jésus comme seigneur.

Cette triple proclamation est, d’une part, la consécration de l’innocence de Jésus, d’autre part une glorification de son obéissance qui l’a conduit à accepter de mourir sur la croix pour la rémission des péchésdes hommes.

Les récits d’apparition de Jésus ont une fonction comparable à celle des récits sur la naissance virginale de Jésus.

En effet, les récits sur la naissance de Jésus ont pour but d’illustrer et de démonter, après coup, une confession de foi qui énonce que Jésus est bien le Messie attendu. De même, les récits d’apparitions de Jésus ressuscité ont pour vocation de valider le bien-fondé des premières confessions de foi qui attestent que le « Christ s’est fait voir » aux fondateurs de l’Eglise après la mort de Jésus.

Le fait que le « Christ s’est fait voir » à ses disciples a permis de « retourner » ceux qui l’avaient abandonné sur la croix. Les disciples ont ainsi été « retournés » et cela a conduit à la naissance de la première église chrétienne.

En effet, L’Eglise n’a pas été pas fondée par des saints, mais par des pécheurs pardonnés.

 

La condamnation de Jésus

Au cours de sa vie terrestre, Jésus est resté relativement inaperçu et n’a pas eu la même notoriété que d’autres prophètes messianiques, relativement nombreux à cette époque.

Jésus a été condamné par les juifs, le peuple, les romains et abandonné par ses propres disciples.

Jésus a-t-il eu un rôle politique qui aurait entraîné sa condamnation ?

Un certain nombre de ses disciples voulaient qu’il ait ce rôle politique, mais il semble les avoir déçus sur ce point.

Ainsi, Juda a trahi car il s’opposait à Jésus sur sa position par rapport à Rome. Quant à Pierre, il souhaitait que Jésus ait un véritable rôle politique.

Les évangiles ont été écrits 40 ans après la mort de Jésus et, à l’époque, l’Eglise voulait être en bons termes avec Rome. D’où notamment le rôle qui a été donné à Ponce Pilate dans ces écrits.

Mais en réalité, tout le monde souhaitait voir mourir Jésus, et Ponce Pilate le premier qui ne voulait pas d’une révolte contre Rome. La mise à mort de Jésus a évité une telle révolte du peuple et sa conséquence qui aurait été une répression sévère et un massacre par les troupes de César.

La mort de Jésus

La mort de Jésus a été profondément honorable et conforme à la théorie commune aux religions qui veut que « mourir pour les autres » permet de sauver ses semblables.

Ainsi Jésus est mort, mais n’a pas été crucifié tel un vulgaire voleur,selon les écrits de Paul.Jésus s’est conduit lui-même à la mort, sur un chemin volontaire.Et surtout, Jésus est mort à la place des autres puisque ses disciples ont eu la vie sauve.

Jésus s’est ainsi sacrifié, comme Moïse qui s’est offert en sacrifice pour que le peuple soit sauvé, ou comme Abraham qui a accepté le quasi-sacrifice de son fils Isaac, ce qui a permis la naissance du peuple d’Israël.

La notion de sacrifice vicaire (à la place de) existait chez les juifs et à l’époque de Jésus.Jésus est considéré comme une victime innocente qui meurt de manière sacrificielle.

Dans le texte « Esaïe 53 », il existe une annonce de ce qui s’est passé pour Jésus. Et à la fin du « chant du serviteur de l’éternel » (ou fils de l’éternel), il existe une glorification de celui qui s’est offert en sacrifice.

La résurrection de Jésus

La notion de résurrection existe dans de nombreuses religions.

Les textes du nouveau testament appliquent des éléments de l’ancien testament et reprennent notamment la notion de résurrection d’Esaïe 53.

Le terme employé de « résurrection » peut également être traduit par« relèvement », « réveil » ou « délivrance ».

Ainsi, dans les textes de Paul, écrits 15 ans après la mort de Jésus, on ne parle pas de résurrection.

Ce n’est que bien plus tard, dans les évangiles, que l’on commence à parler de résurrection physique et d’apparition de Jésus.

Marc fait le récit du tombeau vide, mais il ne parle pas de résurrection au sens propre.Jean et Pierre font la course pour voir le tombeau vide. Quant à Marie-Madeleine, elle relève du même courant que Jean.

Dans l’épitre aux Corinthiens, Paul se présente comme un prédicateur de la bonne nouvelle et déclare : « Christ est mort pour nos péchés selon les écritures ». Le terme « selon » se rapporte vraisemblablement à Esaïe 53. Il ne s’agit donc pas du constat d’une vérité, mais de l’affirmation de l’accomplissement des écritures.

Comment expliquer que la résurrection ait lieu le 3ème jour ?

Il est écrit que le 2ème jour Dieu nous « redonne la vie » et que le 3ème jour il nous « relève ».

Il existait, à l’époque, une croyance courante qui voulait que l’âme du défunt reste dans le corps durant 3 jours. Et ainsi, le 3ème jour, ce n’est pas le corps, mais l’esprit qui est « relevé ».

L’apparition du Christ

Plusieurs éléments doivent être pris en compte pour expliquer ce processus qui va d’une « révélation » et qui devient une « résurrection ».

Il est écrit que le Christ « est apparu ». Mais s’il « s’est fait voir », ce n’est pas nécessairement de manière physique.

Le terme « apparu » est souvent employé pour des notions qui ne sont pas physiques.

Ainsi Paul, qui s’est converti longtemps après la mort de Jésus, utilise le même terme dans ses écrits pour une apparition physique et spirituelle. Et il utilise aussi souvent le terme « exalté » à la place de « ressuscité ».

Par ailleurs, « Christ » est un terme iconique, difficile à expliquer, qui reprend le terme de Messie. En fait, ce qui a ressuscité, c’est le fait que le « Jésus mort était Christ ».La croyance étant que les martyrs pour leur foi avaient droit à une sorte de compensation et, par conséquent, qu’il était légitime que Jésus ait une vie « en Dieu ».

A noter, par ailleurs, que les termes « fils » ou « serviteur » de Dieu sont issus d’une traduction différente du même mot grec « pais ».

 

Renaissance de la prédication de Jésus

Durant son existence terrestre, Jésus a été humilié de manière injustifiable. Après, il est réhabilité, c’est-à-dire « justifié ».

Dans la psychologie des disciples de Jésus, il existe un sentiment de culpabilité et donc un désir de rattrapage.

La force du Christ vient du fait qu’il a été trahi et que les disciples ont compris, après coup, les raisons du calvaire.

Il y a eu application à Jésus du message qu’il avait lui-même prêché, à savoir que les derniers seraient les premiers à être réhabilités.

Dans ces conditions, ceci peut expliquer comment la prédication de Jésus a pu démarrer et s’étendre aussi rapidement après sa mort.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Résumé de la conférence de Jean-Marc Narbonne Cercle Ernest Renan le 19 octobre 2022 La Liberté d’expression chez les Grecs

La Liberté d’expression chez les Grecs

” Nous sommes les héritiers de la culture et de la liberté des Grecs ».

Introduction

Les premiers théoriciens de la démocratie grecque sont d’abord les sophistes, et notamment Protagoras, bien avant Platon et Aristote. Protagoras est un sophiste que Platon combattait. Mais Aristote exprime des positions proches de celles de Protagoras, même s’il ne le reconnaît pas expressément et s’il ne l’assume pas. De fait, les liens existants entre la pensée de Protagoras et celle d’Aristote n’ont pas été beaucoup étudiés. Pour Protagoras, la vie en cité est un fait culturel, ce qui reste vrai aujourd’hui. Pour Aristote : toutes les lois évoluent dans le temps et selon les cités. Mais certaines lois évoluent rapidement et d’autres plus lentement. Et les lois qui changent lentement peuvent être considérées comme « naturelles ».

 Ce que la démocratie grecque rend possible sur le plan culturel

L’effet de liberté qu’induit l’instauration d’un régime démocratique s’opère sur trois axes : la liberté philosophique, la liberté politique, la liberté artistique.

 

Liberté philosophique

La liberté de pensée exprime l’idée que tout n’est qu’opinion. On recherche ce qui est bon et souhaitable, mais pas nécessairement ce qui est ancestral.

En ce qui concerne la religion, Xénophane a une pensée critique sur les traits anthropomorphistes que l’on donne à la représentation religieuse des dieux.

Protagoras, de son côté, exprime la pensée suivante concernant l’existence des dieux : « je ne peux me prononcer car je n’ai pas d’expérience sur le sujet ». Pour autant, ce message n’est pas nécessairement celui d’un agnostique.

Selon la théologie naturaliste (ou des philosophes), les dieux sont une hypothèse.

Chez les polythéistes, notamment chez les Grecs, les autres dieux sont une opportunité. Et il n’y a généralement pas d’imposition d’une orthodoxie. La religion grecque n’a pas de texte sacré, pas de prêtres, ni de clergé de métier à Athènes. Ceci rend donc possible la libre interprétation de certains rites.

 

Liberté politique

Athènes est plus libérale que les autres cités antiques. On est si libre à Athènes que l’on peut vanter Sparte alors que l’inverse est impossible. Combien de temps Socrate aurait-il pu survivre à Sparte ?

Les Athéniens sont moins intolérants que les autres citoyens grecs et pratiquent le « franc parler ».

Socrate est le seul que les Grecs ont fait mourir pour ses opinions. C’est le seul cas connu de procès et de condamnation pour « délit d’opinion » à Athènes. Athènes a enduré très longtemps Socrate et ses critiques, et c’est cela qui est étonnant.

Il a été notamment reproché à Socrate de corrompre la jeunesse et d’avoir une influence pernicieuse sur elle en lui demandant de ne pas participer à la vie démocratique de la cité. Par son attitude lors du procès, Socrate a « forcé » Athènes à le condamner. Le cas de Socrate peut être considéré comme le contre-exemple de ce qu’est la démocratie à Athènes. Mais, en réalité, tout régime en situation critique peut devenir intolérant. A Athènes, il existe un lien très fort entre la vie démocratique et la vie libre. Et, en cela, Socrate s’y oppose.

Socrate, comme Platon, sont des anti-démocrates. Socrate était lié aux oligarques.

En réalité, le procès de Socrate s’apparente à un règlement de compte. L’accusation d’impiété faite contre lui à l’époque est équivalente à ce qui serait aujourd’hui dénoncé comme un « trouble à l’ordre public ».

Pour Aristote, une des formes de la liberté est de pouvoir successivement être gouvernant et gouverné. La démocratie, c’est la possibilité de vivre comme on le veut. Et la servitude c’est de vivre comme on ne le veut pas.

Dans la démocratie moderne, on vote pour des représentants qui s’occupent de tout à notre place, ce qui nous permet de nous consacrer à d’autres tâches.

Alors que dans la démocratie d’Athènes, les citoyens doivent prendre position et ont liberté de participer à la vie publique.

Liberté artistique

Cette liberté permet de se projeter dans ce qui « pourrait être », notamment au travers de la pratique poétique. On peut ainsi devenir crédule pour entrer dans le jeu de l’irréel. Dans la littérature Grecque, on distingue :

  • L’histoire
  • La fiction (ou plasma) qui raconte, comme si c’était vrai, et trompe en dissimulation,
  • Le mythe qui est un évènement non avéré et faux.

Dans la littérature Grecque, le meilleur, c’est celui qui ment le mieux. L’inventivité permet la découverte et la production du neuf. Dans la poésie de Lucien de Samosa, le « Voltaire de l’antiquité », règne une liberté absolue.

Du point de vue de la poésie, l’impossible qui persuade peut être considéré comme supérieur au possible qui ne persuade pas. Pour Aristote, le poète doit plaire et pour ce, tous les moyens sont bons, y compris le mensonge.

Homère, quant à lui, a appris aux poètes l’art de la tromperie nécessaire.

Création de la métaphore : c’est la seule chose qui ne peut être prise d’un autre.

Résumé de la conférence de Bernard Piettre au Cercle Ernest Renan le 8 septembre 2020 — Faits et valeurs de Protagoras à Wittgenstein

Distinction entre faits et valeurs

La distinction entre faits et valeurs est une notion récente, devenue fondamentale dans la philosophie contemporaine.

Cette distinction est liée au courant philosophique positiviste qui défend l’idée que seule la science énonce des vérités objectives qui se rapportent à des faits constatables.

A l’inverse de la science, la métaphysique produit des énoncés qui ne sont pas, le plus souvent, vérifiables expérimentalement.

Ainsi, Auguste Comte et le Cercle de Vienne, qui réunissait des penseurs éminents dans les années 20-30, étaient animés par la conviction que la métaphysique était définitivement morte depuis les progrès de la logique.

Influencés par le Tractatus logico-philosophicus de Wittgenstein, élève de Russell, l’idée développée était qu’il devrait être possible de développer « une conception scientifique du monde », débarrassée de la métaphysique.

Selon le Cercle de Vienne (suivant en cela Wittgenstein), pour que des énoncés soient valides, c’est-à-dire qu’on puisse dire s’ils sont vrais ou faux, il faut qu’ils remplissent deux conditions.

  • Il faut qu’ils soient syntaxiquement corrects, c’est-à-dire formellement et logiquement irréprochables. Or l’emploi de la langue naturelle par le philosophe et le métaphysicien dans l’enchaînement des propositions peut masquer des imperfections syntaxiques. Les mathématiques, elles, constituent le langage de la physique et ne présentent pas ces imperfections.
  • Il faut qu’ils se rapportent à des faits, qu’ils se prêtent à une vérification expérimentale. Là aussi, les mots de la langue naturelle peuvent prêter à confusion, au point qu’on ne sait pas précisément à quoi ils se rapportent. Un concept en physique (comme celui de force, de masse) se rapporte à des faits précis (quantifiables, mesurables…).

La plupart des énoncés en philosophie n’ont pas de sens, dans la mesure où l’on ne peut dire ni s’ils sont vrais ni s’ils sont faux ; ils ne sont pas vérifiables.

Reste la question des valeurs, des valeurs esthétiques, des valeurs morales. Selon les adeptes du Cercle de Vienne, elles relèvent de ce qu’ils appellent « le sentiment de la vie », qui trouve son expression dans l’art, ou alors dans des conduites ou des manières d’être.

Quand il s’agit d’apprécier le bien, le beau, de déprécier le mal ou le laid, nous sommes dans le domaine de la subjectivité, étranger à celui de la vérité objective.

Ainsi, les faits sont l’objet d’une connaissance objective, les valeurs, elles, d’une appréciation subjective – laquelle peut ne pas être simplement individuelle mais collective.

Cette distinction entre faits et valeurs implique qu’aucune vérité n’est possible dans le domaine esthétique ou dans le domaine moral. Qu’il n’y aurait de vérité que scientifique.

La métaphysique traditionnelle avance un discours qui, tout en se présentant comme le plus rigoureux possible, en prenant par exemple pour modèle les mathématiques, défend en réalité des valeurs. Le meilleur exemple, c’est celui de la philosophie de Leibniz qui a cherché à démontrer que le monde a une valeur optimale en le déduisant d’un calcul logique divin. Leibniz nous offre l’exemple type d’une métaphysique anthropocentriste qui consiste à « désirer que le cours du monde coïncide avec le cours de nos désirs. »

Affirmer que la terre tourne va à l’encontre de l’expérience immédiate, puisque nous ne la voyons, ni la sentons tourner. De même, nous ne voyons pas tomber tous les corps de poids différents à la même vitesse dans le vide. Deux exemples simples, inspirés par les découvertes de Galilée, montrent que l’expérience scientifique n’est jamais que l’expérimentation d’une idée, d’une hypothèse théorique.

Dire qu’un fait est établi à partir d’interprétations ou d’hypothèses théoriques ne retire rien à la validité et à la légitimité de la notion de fait.

Le terme de « valeur », quant à lui, apparaît qu’au XIXe siècle. Par exemple chez Nietzsche quand il entreprend une évaluation des valeurs (des valeurs morales admises, des valeurs chrétiennes, par exemple).

  • Un jugement de réalité est de nature descriptive et prétend énoncer ce qui est. Il est donc vrai s’il est conforme à ce qui est, c’est-à-dire vérifié par les faits, et faux s’il n’est pas conforme à ce qui est, et qu’il est infirmé par les faits.
  • Le jugement de valeur évalue une chose, un acte, une œuvre… en se référant non à des faits mais à des normes esthétiques, éthiques, voire religieuses.

Lorsque l’on dit « cette actrice est très belle », ou « ce jeune homme est très beau », ou encore « ce film est remarquable », « cette cathédrale est magnifique », nous affirmons un ressenti en établissant implicitement une hiérarchie. Bref, nous nous référons à des normes culturelles esthétiques. Ce qu’on vérifie tout au plus c’est éventuellement un accord de fait entre les sujets qui émettent des jugements esthétiques semblables. Mais la beauté comme telle n’est pas un fait descriptible, c’est une appréciation, une évaluation normative.

Prenons maintenant un jugement moral. Lorsque je condamne une action, je le fais en fonction de normes communément admises dans la société. Or le bien et le mal ne sont pas des faits. Si je vois un homme en tuer un autre, je constate un fait. Si je réprouve ce fait, cela m’est indiqué par une norme que j’ai assimilée. Mais d’un fait, je ne peux tirer aucune norme.

La morale est affaire de sentiment, de sentiment partageable, voire d’universellement partageable, pour Hume, mais non une affaire de raison.  S’en tenir à des faits, relève de la raison ; apprécier ou déprécier une conduite, un individu (lui accorder ou non une valeur) relève de la sensibilité.

Ainsi, le caractère conventionnel des valeurs s’oppose aux lois de la nature.

Les normes sont des conventions humaines. On voit bien que si on considère la nature, il n’est ni bien ni mal que le loup tue l’agneau. De même si on considère un événement naturel comme un tremblement de terre qui détruit une ville entière, il n’est ni bon ni mauvais en lui-même. Il n’est mauvais que relativement aux désirs des hommes

Il convient ainsi de distinguer clairement entre des lois naturelles (des lois de la nature) et des lois normatives, comme le rappelle Karl Popper dans le chapitre « nature et convention » dans La société ouverte et ses ennemis.

L’approche de Protagoras

La distinction entre loi naturelle et loi normative apparaît déjà dans l’Antiquité, chez les Sophistes et chez Protagoras.

  • Une loi de la nature établit une nécessité. Plus précisément une loi physique établit un rapport constant et nécessaire entre des grandeurs mesurables. Cette constance et cette nécessité constituent un fait.
  • Une loi normative n’établit aucune nécessité, elle impose des obligations. Autant on ne peut déroger à la nécessité d’une loi naturelle, autant on peut être libre de ne pas remplir ces obligations. Les normes qui régissent la vie en société sont humaines, et donc conventionnelles.

Pour Protagoras, ce qui est juste ou injuste dans une cité relève de conventions ; et les conventions sont variables selon les cités.

Les normes de justice, de beauté sont humaines ; elles ne sont pas données par la nature ou un Dieu. Quant aux mathématiques, qui sont censées justement imposer des vérités, lesquelles ne sont pas l’œuvre d’opinions relatives, elles seraient aussi le produit de conventions, selon Protagoras.

Protagoras appartient à une époque où la science grecque est encore balbutiante, et où l’on pense que les physiciens, plus exactement les savants Présocratiques développaient des théories contradictoires.

Pour Protagoras, ce qui doit être c’est ce que les faits finalement révèlent.

Platon prend le contrepied de Protagoras en affirmant que Dieu est la mesure de toutes choses, la mesure de ce qui est et de ce qui n’est pas. Pour Platon il existe des idéalités, qui ont un statut divin, des réalités idéales, qu’on appelle Idées, avec un grand I. Pour Platon il existe une Justice dans l’absolu, une Beauté dans l’absolu ou une Unité, dans l’absolu sans laquelle il est impossible de faire des mathématiques.

Socrate, dans le dialogue avec Protagoras, fait apparaître une tension entre ce qui est juste et ce qui est utile. La notion de justice apparaît comme ayant une valeur absolue ; peut-on commettre une injustice – concrètement désobéir à la loi – et faire quelque chose de bon, c’est-à-dire d’utile ?

Protagoras est gêné par la question, mais il privilégie son pragmatisme, parfaitement relié à son relativisme

L’approche de Wittgenstein

Wittgenstein tente de distinguer le bien, au sens relatif du terme, et le bien au sens absolu du terme.

Est-il vrai que des valeurs, des normes peuvent être validées, justifiées par les faits ou dans les faits ? Wittgenstein va aider à répondre à cette question.

On peut vérifier, dans les faits, qu’un pianiste est un bon pianiste, que la route pour aller à tel endroit précis (pour aller à Granchester) est bien la route qu’il faut prendre (que c’est la « bonne » route), qu’un coureur est un bon coureur (il suffit de mesurer le rapport entre le temps de sa course et la distance qu’il a parcourue)

Wittgenstein ne dit rien de plus que ce que dit Hume : du constat d’un fait, je ne peux tirer aucun jugement de valeur.  Je peux, au regard des faits, évaluer ce qui est utile et avantageux, nuisible ou désavantageux. Mais je ne peux évaluer un meurtre à l’aune de son utilité éventuelle. Si je tue une vieille personne pour lui soutirer son argent, et que j’y trouve un avantage, cela provoque bien une indignation morale. Or qu’est-ce qui la justifie ? Rien, dans les faits, rien en particulier au regard des critères empiriques de l’utilité.

Wittgenstein le dit à sa manière, en prenant en compte ce que le langage peut dire de sensé et de vérifiable dans les faits. Autant un jugement de valeur relative est sensé, je peux le ramener à un jugement de réalité, autant un jugement de valeur absolu a quelque chose d’insensé.

Il existe une différence entre un jugement de valeur relative et un jugement de valeur absolue. Reprenons l’exemple de la route correcte pour aller à Granchester, pour aller d’un endroit précis à un autre. La route correcte est celle qui prendra le moins de temps pour aller à Granchester, on peut le vérifier dans les faits

Puis il prend l’exemple de la culpabilité. Je me sens coupable du péché – dans l’absolu – et non de quelque faute précise dans les faits. Wittgenstein avait reçu une éducation très chrétienne…

Conclusion

Protagoras, sous-estimé au regard de la tradition philosophique, et Wittgenstein caractérisent deux pôles de la philosophie de l’éthique ou de la morale :  un pôle que l’on peut qualifier d’utilitariste, et un autre que l’on pourrait qualifier de déontologique (déon = ce qui doit être, en grec)

  • D’un côté, on a une vision utilitariste et pragmatique, que Protagoras émet avec un esprit tout à fait conséquent. C’est celle qu’ont défendue Jeremy Bentham et Stuart Mill (fin XVIIIe et début XIXe), ou encore des philosophes américains comme William James, Dewey ou Rorty – vision tout à fait respectable, mais qui rencontre des limites.
  • De l’autre, une vision déontologique, où l’idée de devoir transcende les intérêts particuliers – comme le développe Kant par exemple.

 

Il existe une opposition entre le bien selon Protagoras auquel il donne une valeur relative, et la justice, auquel Socrate donne une valeur absolue.

Mais Platon pense qu’une vie juste est plus heureuse qu’une vie injuste, et il développe dans le Gorgias le paradoxe selon lequel celui qui subit une injustice est malheureux, certes, mais il l’est moins que celui qui commet l’injustice. La cité idéale telle que Platon la présente dans la République permettrait à ses membres de connaître le maximum de bonheur. Bentham n’en est pas si loin.

Wittgenstein est beaucoup plus proche de Kant que de Platon, au sens où le devoir moral, l’obéissance à la morale, est indépendant de la recherche de son bonheur, et de la poursuite de tout intérêt empiriquement constatable.

Le registre du langage de l’éthique est religieux, en dernière instance, c’est ce que montre de manière rigoureuse Wittgenstein, en étudiant des expressions du langage courant.

Loin qu’on puisse finalement ramener des valeurs à des faits, du moins si on a affaire à des valeurs éthiques, l’opposition entre faits et valeur se justifie, non seulement du point de vue d’une rigueur philosophique logico-empirique, mais encore et surtout d’un point de vue éthique.

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le texte complet de la conférence se trouve dans la partie réservée aux membres du Cercle. Elle peut cependant être envoyée sur demande à l’adresse courriel du cercle : ernest.renan91@gmail.com

Vœux 2022

Chers toutes et tous,

Durant l’année qui s’est achevée, nous avons montré que nous avions su nous adapter et rester unis face aux difficultés liées à la crise sanitaire, et que notre détermination pour maintenir à flots le Cercle Ernest Renan était inébranlable. Désormais nos conférences sont systématiquement retransmises en visio pour nos adhérents de province et nos intervenants ont le choix entre pure visio et formule hybride présentiel/visio.

L’année 2022 qui débute est une année riche d’enjeux pour le CER.

Alors que nos intervenants sont d’un haut niveau intellectuel, que nous diversifions  la palette de nos centres d’intérêt (laïcité, ésotérismes, questions philosophiques…) tout en restant fidèles à notre ligne de conduite, à savoir l’étude critique  des religions dans l’esprit d’Ernest Renan, nous devons nous renforcer en attirant de nouveaux membres. L’effort portera donc sur la communication afin de faire connaître notre Cercle ce qui est l’affaire de chacun.

Le deuxième enjeu consiste à tenter de répondre aux questionnements de  notre société sur la tradition et son devenir dans un monde en disruption, bouleversé par les nouvelles technologies et en pertes de repères spirituels et religieux. Un monde où les Eglises instituées semblent perdre pied faute de savoir reconnaître leurs torts et de savoir évoluer. Un mouvement de retour aux sources spirituelles est engagé, soyons y attentifs et vigilants !

Sapere aude !

Bonne et heureuse année à toutes et à tous.

Pierre Boutry et Jean-Pierre Castel

Armogathe ou le déni catho dans toute sa splendeur

Le Monde publie aujourd’hui 27 novembre 2021 un article intitulé Pédocriminalité dans l’Eglise : des membres de l’Académie catholique de France critiquent le rapport Sauvé. Le texte de l’Académie catholique constitue une tentative de démolition en règle de ce rapport par des théologiens et philosophes catholiques de renom. Petite anecdote : premier nom cité comme rédacteur de ce texte de l’Académie catholique, Jean-Robert Armogathe (qui entre autres a été aumônier de l’École Normale Supérieure) se trouve avoir rédigé l’article de l’Encyclopédia Universalis sur le cardinal Bellarmin. Rappelons que Bellarmin dirigea le procès de Giordano Bruno, brûlé vif en 1600, et qu’il a également participé au procès de Galilée. Or l’article sur Bellarmin de l’Encyclopédia Universalis, rédigé donc par  Jean-Robert Armogathe, ne citait dans sa première version ni Bruno ni Galilée. Suite à l’intervention indignée d’un lecteur auprès de l’éditeur il y a deux ou trois ans, les noms de Bruno et Galilée apparaissent désormais, mais encore de façon bien allusive (cf. https://www.universalis.fr/encyclopedie/robert-bellarmin/). Comme quoi, que ce soit pour la condamnation de Bruno, celle de Galilée ou pour les crimes de pédophilie de l’Église aujourd’hui, la stratégie des grands prélats tels Jean-Robert Armogathe est toujours la même : le déni.

Jean-Pierre Castel vice-président du Cercle Ernest Renan