Non, la laïcité n’est pas d’origine chrétienne

Jean-Pierre Castel vice président du Cercle Ernest Renan répond à Jacques Julliard

Jean-Pierre Castel[1] examine une idée répandue qui attribue au christianisme l’origine de la laïcité. Récemment reprise par Jacques Julliard dans un article du Figaro que l’auteur commente, cette idée confond distinction et séparation, et ce faisant elle élude ou détourne de son sens la question fondamentale de l’autonomie du politique. L’auteur expose pourquoi à ses yeux il est plus pertinent, en matière de laïcisation de la pensée, de se tourner vers l’héritage grec plutôt que vers « l’exclusivisme des textes sacrés abrahamiques ».

Dans un article du Figaro daté du 7 juin 2021 (p. 18) intitulé « La bombe islamiste contre le compromis laïque », Jacques Julliard attribue aux Évangiles le « principe de séparation entre le temporel et le spirituel » – « Ce que Jésus lui-même a théorisé le premier et que nous appelons en France laïcité », avance-t-il[2] –, et propose une analyse pour le moins réductrice, occidentalo-centrée, de la violence islamiste.

Commençons par l’histoire de la laïcité. Distinguer ne veut pas nécessairement dire séparer ! Les versets « Rendez à César ce qui est à César » (Mc 12,13-17 ; Mt 22,15-22 ; Lc 20,20-26) et « Mon Royaume n’est pas de ce monde » (Jn 18, 36) se limitent à distinguer et à hiérarchiser le politique et le religieux, sans les séparer, sans autonomiser l’un par rapport à l’autre. Plaident dans ce sens par exemple :

–        le jésuite Jean-Pierre Sonnet S. J. :  « [I]l n’y a pas à comprendre que le temporel soit ici distingué du spirituel au sens où il y aurait à distinguer et à préserver leurs sphères respectives […] S’il y a une autonomie et une légitimité du pouvoir temporel, ce dernier est lui-même suspendu, comme chaque réalité humaine, à la référence divine et à l’absolu de l’éthique[3]. »

–        le dominicain Ceslas Bourdin : « Rendez à César… » signifie seulement que « [l]e pouvoir temporel ne constitu[e] qu’une finalité seconde par rapport au pouvoir spirituel[4] ».

–        le théologien protestant Jean-François Collange : « [à] l’un il convient de rendre la monnaie qui lui appartient, à l’autre la gloire et le culte qu’il est seul à pouvoir revendiquer[5] ».

–        la théologienne Émilie Tardivel, qui renvoie aux concepts de potestas et d’auctoritas de la république romaine et explique que « Rendez à César… » équivaut à : « Rendez à César la potestas, à Dieu l’auctoritas[6] ».

–        le théologien protestant André Gounelle, qui dénonce une « utilisation tendancieuse et exégétiquement contestable[7] » de ces versets

–        le philosophe Alain Boyer : « Mon Royaume n’est pas de ce monde » n’implique que « l’idée de l’infinie supériorité de l’autre monde sur le “siècle” [8]».

Ce n’est d’ailleurs que Marsile de Padoue, chanoine mais surtout théoricien politique opposé à la papauté, qui interpréta le « Rendez à César… » dans le sens d’une séparation de l’Église et de l’autorité civile, et ce uniquement pour critiquer les abus de la papauté ; le même propos fut repris deux siècles plus tard par Luther.

L’hétéronomie est en effet logée au cœur de la doctrine chrétienne, comme en témoignent la primauté du logos divin, la filiation divine du pouvoir politique – que revendiquent tant le Christ (« Tu n’aurais sur moi aucun pouvoir, s’il ne t’avait été donné d’en haut », Jn 19, 11), que saint Paul (« Il n’y a point d’autorité qui ne vienne de Dieu », Rom 13, 1)[9], que Thomas d’Aquin (« dans la loi du Christ, les rois doivent être soumis aux prêtres[10] ») –, enfin la subordination des œuvres à la grâce[11]. Vatican II a certes reconnu « l’autonomie pleinement légitime des réalités terrestres » (Gaudium et Spes,1965, § 36.2), mais a jugé nécessaire de distinguer la « juste autonomie » (§ 36.2) de la « fausse autonomie […] dégagé[e] de toute norme de la loi divine » (§ 41.3), mise en garde répétée depuis par tous les papes successifs. « Cette autonomie n’en est pas une : elle suppose un primat du théologique sur le philosophique[12] », résume Christophe Cervellon.

Le premier passage historique de l’hétéronomie à l’autonomie correspond au tournant parménidien[13], ce passage de l’alètheia archaïque des « maîtres de vérité » de la Grèce archaïque, une vérité assertorique, magico-religieuse – illustrée selon Francis Wolff[14] par : « tu dis que les choses sont telles, or, tu dis vrai, donc les choses sont telles » –, à l’alètheia classique de Parménide, Platon et Aristote, lorsque ne fut plus reconnu comme vrai ou faux que ce qui avait fait l’objet d’un débat contradictoire – illustré par : « tu dis que les choses sont telles, or les choses sont telles, donc tu dis vrai. » Ce premier « procès de laïcisation », selon l’expression de Marcel Detienne et Jean-Pierre Vernant[15], accompagna l’expérience démocratique athénienne. Jacques Julliard évoque cette dernière, mais incidemment, sans y reconnaître la première expérience connue de laïcisation de la pensée.

Bien entendu, le christianisme est un syncrétisme judéo-hellénistique, et à ce titre a pu être passeur des idées grecques. Il convient néanmoins d’une part de rendre aux Grecs ce qui leur appartient, d’autre part de ne pas réduire à la seule erreur de membres du clergé l’opposition chrétienne à l’autonomie – qu’il s’agisse de l’autonomie du politique ou plus généralement de la pensée. Jésus était miséricordieux, mais non pas tolérant, comme l’atteste son fameux « Je suis la vérité » (Jean 14, 6).

Certains chrétiens, quelques protestants notamment, Bultmann en particulier, mais aussi les tenants de « la nouvelle théologie » catholique au milieu du XXe siècle, ont certes proposé une interprétation de cette alètheia évangélique comme vérité de sens, de sagesse, proche de l’emeth hébraïqque, et non pas comme vérité rationnelle, vérité au sens ordinaire du terme depuis Aristote. Mais la tradition majoritaire, en particulier au sein du catholicisme et depuis Thomas d’Aquin, a toujours refusé cette restriction, au nom de l’unicité de la vérité. « It is incorrect to reduce the concepts logos and alètheia, upon which John’s Gospel centres the Christian message, to a strictly Hebraic interpretation, as if logos meant “word” merely in the sense of God’s speech in history, and alètheia signified nothing more than “trustworthiness” or “fidelity”[16] », proclame ainsi Joseph Ratzinger ; citons encore des  philosophes universitaires contemporains : « la vérité hébraïque et l’universalité grecque se fondent ensemble. Deux sangs coulent dans nos veines, et l’un n’enlève rien à l’autre[17] », écrit Olivier Boulnois, « Qu’y a-t-il derrière la vérité (alêtheia) dans le Nouveau Testament ? Aucune “conception” particulière, pas même dans les textes johanniques, aucune définition dissidente de la vérité, simplement la vérité la plus ordinaire : l’adéquation de la chose et de la pensée », renchérit Philippe Büttgen[18]. Bref, hormis quelques notables exceptions[19], le monde chrétien n’est pas prêt de reconnaître la diversité et surtout l’irréductibilité des régimes de vérité.

Venons-en maintenant à la violence islamiste, que Jacques Julliard analyse comme une réaction à notre individualisme, notre consumérisme et notre « autonomie du religieux ». Le plus grand nombre de violences islamistes ne visent-elles pas les musulmans eux-mêmes, pour leur supposé écart doctrinal, rituel et législatif par rapport à telle ou telle conception salafiste de l’islam, plus que pour leur éventuel consumérisme ? À titre d’exemple, le principe d’égalité hommes/femmes, que refusent les islamistes, ne relève guère du matérialisme, occidental ou pas, mais heurte simplement leur lecture de la tradition musulmane. D’une manière générale, le fondement théologique de cette violence découle de la prétention des religions abrahamiques[20] à détenir la vérité unique et du commandement corrélatif de mettre à mort les idolâtres, c’est-à-dire tous ceux qui n’adorent pas « le seul vrai dieu » en respectant « le seul vrai culte ». Fort heureusement, nombre des fidèles de ces religions ont su prendre leur distance par rapport à la lettre sacrée, que ce soit par le midrashic way, par l’exégèse ou par diverses formes de spiritualité. Dans le judaïsme et dans le christianisme, ce cheminement a été laborieux, imparfait et malheureusement réversible. Dans l’islam, c’est dix siècles de dogme du Coran incréé et de restriction de la liberté de l’exégèse qu’il faudrait remettre en cause – ce qui nous éloigne quelque peu de la question consumériste !

L’exclusivisme des textes sacrés abrahamiques constitue le fondement théologique de ces violences, voire fournit la justification du passage à l’acte, quelles que soient les motivations autres, identitaires, politiques, sociales, personnelles, qui viennent s’y greffer. Afin de résister au littéralisme et à la tentation de l’absolu, le seul remède n’est-il pas la promotion de la liberté de pensée, cet héritage grec – quelles qu’aient été les limites de fait de la démocratie et de la liberté de pensée à Athènes[21] ?

Jean-Pierre Castel[22]

[1]  L’auteur, vice-président du Cercle Ernest Renan à Paris, a publié sur Mezetulle (avec une bibliographie en annexe) « La violence monothéiste n’est pas que politique » http://www.mezetulle.fr/violence-monotheiste-jean-pierre-castel/. Il est aussi l’auteur de La mal nommée vérité du christianisme, d’emeth à alètheia, à paraître, présenté au Cercle en mai 2021, et de Lutter contre la violence monothéiste, avec David Meyer, Jean-Michel Maldamé, Abderrazak Sayadi, L’Harmattan, 2018, qui sont chacun venus faire une conférence au Cercle en 2018/2019.

[2] – Dans le paragraphe intitulé « Le christianisme, religion de la séparation ».

[3] Jean-Pierre Sonnet S. J., « La Bible et l’Europe : une patrie herméneutique [1] », Nouvelle revue théologique, 2008/2, t. 130, p. 190.

[4] Ceslas Bourdin, « Autorité, pouvoir et service : la transcendance de la condition politique », Revue d’éthique et de théologie morale, 2007/2 (n°244), p. 84. Citons encore le théologien Anthony Feneuil : « Le texte évangélique ne présente donc pas du tout une formule de séparation entre le politique et le religieux, et il n’est même compréhensible qu’à supposer leur intrication, et la rivalité entre Dieu et César. Autrement dit, la lecture “laïque”  de cet extrait suppose la distinction qu’il est censé fonder. Bref, c’est une lecture anachronique, qui projette sur le monde ancien des catégories qui relèvent de la modernité, et à l’intérieur du christianisme des distinctions qui lui sont extérieures et résultent plutôt de son affaiblissement, et de l’émancipation des États modernes par rapport aux Églises. » (« La laïcité est-elle vraiment une invention chrétienne ? », The Conversation, 23 mars 2018).

[5] Jean-François Collange, « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu. Sept thèses pour une théologie du politique », Autres Temps. Cahiers d’éthique sociale et politique, n°47, 1995, p. 21. Le verset fait d’ailleurs écho à un verset de l’Ancien Testament qui place la Loi au-dessus des nations : « Rendez aux nations le mal qu’elles vous ont fait et attachez-vous aux préceptes de la Loi. » (1 M 2, 68).

[6] Émilie Tardivel, « Pouvoir et bien commun. une lecture non théologico-politique de Rm 13,1 », Institut Catholique de Paris | Transversalités, 2014/3, n° 131, p. 49. Rappelons que déjà la république romaine distinguait et hiérarchisait l’auctoritas, « la source du pouvoir, qui est de l’ordre du divin (augustus) », et la potestas « le pouvoir lui-même » (Maurice Sachot, Quand le christianisme a changé le monde: I. La subversion chrétienne du monde antique, Paris, Odile Jacob, 2007, p. 288). Cf. aussi André Magdelain, « De l’“auctoritas patrum” à l’“auctoritas senatus” ». Jus imperium auctoritas. Études de droit romain, Rome : École Française de Rome, 1990. pp. 385-403.

[7] André Gounelle : « En 1905, dans le rapport qu’il soumet au Parlement français pour préparer les débats et les votes concernant la loi de séparation des Églises et de l’État, Aristide Briand, chargé de défendre le projet gouvernemental, cite à plusieurs reprises la parole de Jésus : « rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu ». Il se sert de ce verset, ainsi que de la déclaration de Jésus à Pilate : « mon royaume n’est pas de ce monde », pour suggérer que le Christ lui-même désavoue ceux qui, en son nom, préconisent un État confessionnel, religieux et militent pour un ou des cultes officiels, soutenus, favorisés, voire imposés par l’État. Si Briand fait une utilisation tendancieuse et exégétiquement contestable de ces citations, il n’en demeure pas moins légitime de penser qu’elles orientent plus vers une distinction et une séparation que vers une collusion ou d’étroites interférences entre la religion et l’État » (« Le religieux dans une société laïque », publié dans M. Grandjean et S. Scholl (éd.), L’État sans confession. La laïcité à Genève (1907) et dans les contextes suisse et français, Genève, Labor et Fides, 2010 URL : http://andregounelle.fr/eglise/le-religieux-dans-une-societe-laique.php#_ftnref1).

[8] Alain Boyer, « Science, politique et religion. Laïcité et athéisme méthodologique. Éloge des séparations », Droits, 2015/1 (n° 61), p. 71, n. 2.

[9] Ces versets se situent dans le prolongement de l’Ancien Testament, où « le régime des juges comme celui de la monarchie n’ont de sens qu’au regard de la fidélité à l’Alliance avec Dieu » (Ceslas Bourdin, op. cit., p. 83).

[10] Thomas d’Aquin, Du Royaume. De Regno, traduction et présentation par Marie-Martin Cottier, Paris, Egloff, 1946, p. 120-121.

[11] Cette doctrine a une longue histoire, depuis les versets bibliques « Car tous ont péché et sont privés de la gloire de Dieu ; et ils sont gratuitement justifiés par sa grâce, par le moyen de la rédemption qui est en Jésus-Christ » (Rom 3, 24), « Car c’est par la grâce que vous êtes sauvés, par le moyen de la foi. Et cela ne vient pas de vous, c’est le don de Dieu. » (Ep. 2, 8-9), jusqu’à la Déclaration commune sur la justification par la foi signée en 1999 par les catholiques et par les protestants, « Nous confessons ensemble que la personne humaine est, pour son salut, entièrement dépendante de la grâce salvatrice de Dieu », déclaration qui résolut le conflit soulevé par Luther à propos des indulgences.

[12] Christophe Cervellon, « Autour de Raison et foi d’Alain de Libera », op. cit., p. 163.

[13] Cf. notamment Marcel Hénaff, « Des chamanes aux philosophes : vers la distinction parménidienne », in « La Grèce avant la raison », Esprit, 2013/11 (Novembre), p. 58-71

[14] Francis Wolff, « La vérité dans la Métaphysique d’Aristote », Cahiers philosophiques de Strasbourg, 7 (1998), p. 133-168, http://www.franciswolff.fr/wp-content/uploads/2017/07/La-ve_rite_-dans-la-Me_taphysique-dAristote.pdf, p. 5.

[15] Cf. Marcel Detienne, Les Maîtres de vérité en Grèce archaïque, Paris, François Maspero, 1967. Jean-Pierre Vernant en fait la recension dans « Marcel Detienne, Les Maîtres de vérité en Grèce archaïque », in Archives de sociologie des religions, n° 28, 1969, p. 194-196, article repris dans Jean-Pierre Vernant, Entre mythe et politique, Le Seuil, 2000, Chapitre « Les maîtres de vérité ». Cf. aussi Francis Wolff, « La vérité dans la Métaphysique d’Aristote », Cahiers philosophiques de Strasbourg, 7 (1998), p. 133-168, http://www.franciswolff.fr/wp-content/uploads/2017/07/La-ve_rite_-dans-la-Me_taphysique-dAristote.pdf.

[16] J. Ratzinger, trans. Adrian Walker, The Nature and Mission of Theology: Approaches to Understanding Its Role in the light of Present Controversy (San Francisco: Ignatius Press, 1995), p. 24-25.

[17] Olivier Boulnois, « Culture et liberté », Conférence de carême à Notre-Dame de Paris du 5 mars 2017.

[18] Philippe Büttgen, « Une autre forme de procès. La vérité et le droit dans l’exégèse du Nouveau Testament », Revue de l’histoire des religions, 3 | 2015, p. 325-326.

[19] Citons notamment Paul Ricœur, « Vérité et mensonge », Esprit, Nouvelle Série, n° 185 (12), 1951. Citons notamment : « L’unité réalisée du vrai est précisément le mensonge initial. » (p. 764) […] « Toute l’idée de chrétienté serait à repenser, à partir d’une critique des passions de l’unité. » (p. 767)

[20] La prétention à détenir la vérité unique et le commandement de mise à mort des idolâtres sont d’ailleurs communs aux trois textes sacrés abrahamiques, y compris le Nouveau Testament chrétien (cf. par exemple Rom. 1, 23-32 : ceux qui « adorent des idoles […] méritent la mort »).

[21] Limites d’ailleurs souvent complaisamment mises en avant, voire dénaturées, comme le met en évidence Jean-Marc Narbonne dans Antiquité critique et modernité, Essai sur le rôle de la pensée critique en Occident, Les Belles Lettres, 2016. À propos en particulier du procès de Socrate, on sait qu’il s’agit d’abord d’un procès politique motivé par la proximité de Socrate à l’égard des responsables de la guerre du Péloponnèse, le prétexte religieux ayant été mis en avant pour contourner la loi d’amnistie, cf. notamment Paulin, Ismard, L’évènement Socrate, Flammarion, 2013.

[22] Auteur notamment de

– « La violence monothéiste n’est pas que politique », http://www.mezetulle.fr/violence-monotheiste-jean-pierre-castel/

La mal nommée vérité du christianisme, d’emeth à alètheia, à paraître.

Lutter contre la violence monothéiste, avec David Meyer, Jean-Michel Maldamé, Abderrazak Sayadi, L’Harmattan, 2018

Erasmus des religions

Billet

L’Union Européenne a instauré un programme d’échanges mondial sur la religion dans la société. Il s’agirait de tirer part du rôle positif de la religion pour favoriser l’inclusion sociale !

Ce projet a été lancé par Frédérica Mogherini passée Haute représentante de l’UE pour les affaires étrangères et la politique de sécurité en septembre 2019.

Le projet appelé « plate-forme d’échanges de l’UE sur la religion et l’inclusion sociale » a été rebaptisé Erasmus des religions par sa créatrice visiblement très inspirée. Ce projet affiche comme objectif : « favoriser les exemples de coexistence entre les peuples de différentes religions dans des sociétés plurielles ».

Un vaste réseau capable de rassembler tous les acteurs mettant la religion au cœur de leur action afin de permettre à ceux qui travaillent sur les thèmes de la foi et de l’inclusion sociale de se rencontrer. Permettre aux membres d’ONG, de communautés religieuses ou institutionnelles, de gouvernements même, de mettre leur savoir en commun, d’échanger les bonnes pratiques et les idées, pour être aussi présents et entendus que possible.

Cette annonce a l’avantage de faire apparaître au grand jour ce qui était jusqu’ici disséminé partout mais vraiment assumé nulle part dans le discours européen à savoir la Doctrine sociale de l’Eglise. Ce serait en quelque sorte son versant officiel. Les travailleurs sociaux se revendiquant de principes religieux prônent la charité pas la justice. Il faut favoriser le « vivre ensemble », riches et pauvres pour la paix.

On cherche à travers cet Erasmus des religions à nous imposer la religion comme vecteur unique de coexistence. Chacun peut en conclure, nonobstant les dénégations de la Commission, que les organisations qui travaillent sur l’inclusion sociale sans se réclamer d’une foi ou en affichant leur laïcité seront exclues.

C’est oublier que la religion est largement minoritaire en Europe et que la majorité des citoyen(ne)s est incroyante, indécise, non intéressée. Les institutions européennes prêchent pour un retour du religieux tant il est vrai que l’UE est vaticane dans ses fondements. Il s’agit en clair d’une attaque en règle contre la laïcité, dont le principe est d’abord de séparer la sphère publique et politique de la sphère privée.

1,5 millions d’euros sont alloués à ce programme qui permettra aux cléricaux d’imposer leurs vues et leurs dogmes à l’heure où les finances européennes, déstabilisées par le Brexit, entrent dans une zone de turbulence.

Rappelons-nous des discussions sur le projet de constitution européenne dans lequel certain(e)s voulaient inscrire « les racines chrétiennes de l’Europe ». Et Bruxelles vient encore de donner un exemple de cette façon implicite de rejeter les religions et les personnes « venues d’ailleurs ». La nouvelle commission européenne, présidée par l’Allemande Ursula Von der Leyen, compte de nombreux portefeuilles. Cette année, certains ont un intitulé curieux : on trouve par exemple un commissaire en charge de la « démocratie et démographie ». Mais le plus curieux et surtout le plus hypocrite est le portefeuille du commissaire chargé de la « protection/promotion de notre mode de vie européen ». Il est facile de comprendre ce qui sera « bien de chez nous » aux yeux de la commission !

L’article 17 du Traité de Fonctionnement de l’Union européenne, quelles que soient les réserves que l’on peut formuler à son égard, impose aux institutions européennes un dialogue régulier et transparent avec « les églises et les organisations philosophiques et non confessionnelles ». Or, dans les faits, ce dialogue est très largement déséquilibré. Ni la Commission européenne, ni le Parlement ne respectent la neutralité et l’égalité de traitement qui leur incombe, la priorité étant systématiquement donnée aux représentants des églises. Ce genre d’hypocrisie est d’autant plus dangereux qu’il amène bien souvent à valoriser une religion particulière au détriment des autres et a fortiori de l’athéisme/agnosticisme, option spirituelle majoritaire en France. Or la Commission est garante de l’application de la Charte des Droits fondamentaux de l’Union européenne qui garantit « la liberté de pensée, de conscience et de religion ». Elle doit pour cela, s’abstenir de faire la promotion de croyances ou de convictions particulières ou de les financer. Les contribuables européens n’ont pas à financer les religions !

En somme, l’Union européenne considère avec cet Erasmus des religions que questions sociales et religions doivent aller de pair. Lutter contre la pauvreté ne serait pas une affaire politique mais une question religieuse. C’est aberrant et inacceptable. Sous couvert d’œuvrer à la « coexistence des religions », cette initiative vise à en accroître l’emprise sur la société alors qu’il faudrait au contraire s’assurer que les religions ne viennent pas coloniser la sphère publique.

Le Cercle Ernest Renan d’études critiques des religions condamne au nom du principe de laïcité cette intrusion des religions comme lobby actif dans le fonctionnement de l’UE et appelle à la vigilance des citoyen(ne)s contre cette mise sous influence d’une institution par construction peu démocratique.

Pierre Boutry

COVID 19

Chers amis du Cercle,

face à la situation sanitaire qui sévit actuellement en France et un peu partout dans le monde, dans un esprit de lutte contre la propagation du COVID 19 et conformément aux directives de l’Etat,  je vous informe que tous les travaux du Cercle Ernest Renan sont suspendus jusqu’à nouvel ordre.

Prenons soin de nous et soyons solidaires.!

Au plaisir de nous revoir le plus vite possible !

Pierre Boutry

 

 

 

in memoriam : JC PECKER

Un grand ami, fidèle et attentif, du Cercle Ernest Renan nous a quitté le 20 février 2020 : Jean-Claude PECKER, professeur émérite au Collège de France, à l’âge de 96 ans. Il s’est éteint le 20 février dernier en Vendée. Fils d’un père scientifique et d’une mère littéraire, ayant grandi entre Voltaire et Einstein, le Professeur Pecker alliait l’esprit de finesse à l’esprit de géométrie. Mais ses talents étaient multiples et son sens artistique certain. Du reste, encore adolescent, Jean-Claude fut lauréat du Concours Général de dessin.

Issu d”une famille juive, il entre à l’école normale supérieure en août 1942 dans une période très troublée. Il passe la fin de la guerre dans la clandestinité, tandis que ses parents sont déportés à Auschwitz où ils meurent. Après la guerre, il soutient une thèse en astrophysique théorique. Une collaboration qu’il va travailler d’arrache-pied avec son ami Evry Schatzman. En 1959, il publie d’ailleurs avec ce dernier une “astrophysique générale” qui est comme la bible d’une génération sur le sujet.

Jean-Claude Pecker se passionne pour les atmosphères stellaires et en particulier pour le soleil. Son objet d’étude privilégié. On peut dire qu’il est novateur non seulement par ce centre d’intérêt mais encore par la pédagogie pleine d’entrain qui est sienne. Il se fait également remarquer, encore trentenaire, en rédigeant, juste après le lancement du Spoutnik soviétique, un plan d’étude et de recherche pour l’astronomie française que l’on appelle le “programme de Versailles” travaillé avec son ami Jacques Blamont.

Jean-Claude est successivement maître de conférences à Clermont-Ferrand, ensuite astronome à l’Observatoire de Paris, avant de devenir directeur de l’observatoire de Nice, puis directeur de l’Institut d’astrophysique de Paris dans les années 1970. Dès 1964, âgé seulement de 41 ans, ce qui est jeune pour une telle charge et une telle dignité, le Professeur Pecker est élu à la prestigieuse chaire d’astrophysique théorique du Collège de France, qu’il occupe magistralement jusqu’à se retraite. Enfin, en 1969, il est élu correspondant de l’Académie des sciences, dont il devient en 1977 membre ordinaire.

Jean-Claude Pecker était un membre très assidu du Cercle Ernest Renan qui m’envoyait chaque année un petit mot amical, plein de soleil. Généreux et disponible, cet homme de raison était aussi un homme de cœur.

Dominique VIBRAC
Ancien Président du Cercle Ernest Renan