Résumé de la conférence d’Alexandre Moatti au Cercle Ernest Renan le 30 avril 2025 — L’élégie transhumaniste de Renan, 1876 et sa critique par Péguy, 1904

pierre Comptes Rendus, Renan juillet 31, 2025

La conférence d’Alexandre Moatti, basée sur son travail sur l’histoire française du transhumanisme, explore la critique de Renan par Péguy en 1904. Elle vise à étudier la critique de la modernité en parallèle à son exaltation, à une période donnée. Péguy, n’ayant pas connu Renan, répond à ses idées trente ans plus tard, mais l’approche reste pertinente. Renan est pris comme exemple de ce qu’on pouvait imaginer par la science à la fin du 19ème siècle, et la critique de Péguy est envisagée comme la première critique d’un « transhumain ».

L’intervention s’appuie sur deux œuvres majeures de Renan : les Dialogues et fragments philosophiques de 1876, notamment la partie III, ‘Rêveries’ , et L’Avenir de la Science, écrit en 1848 mais publié en 1890. Péguy, quant à lui, exprime sa critique dans « Zangwill », paru dans les Cahiers de la Quinzaine le 30 octobre 1904. Péguy critique l’idée d’une humanité qui deviendrait Dieu par la connaissance, une idée qu’il estime omniprésente chez Renan et dans le monde moderne.

La présentation est structurée autour de plusieurs points clés:

  • Le contexte de « Zangwill », en suivant la prose de Péguy.
  • La critique de la « méthode historique moderne ».
  • Une analyse en regard de L’Avenir de la Science.
  • Une analyse en regard des Dialogues, complétée par des éléments non cités par Péguy.
  • Des éléments à caractère politique et civilisationnel, ainsi que des éléments liés à la science.
  • Une synthèse sous forme d' »études transhumanistes ».
  • La fin de « Zangwill » et la comparaison de Renan et Taine par Péguy.

 

Contexte « Zangwill » et critique de la méthode historique « moderne »

Péguy se positionne en tant que normalien et s’oppose au « monde moderne » qui croit s’être débarrassé de Dieu. Il confronte les idées de Taine (La Fontaine et ses fables) et Renan (L’Avenir et les Dialogues). Péguy, à travers ses obsessions, aborde notre rapport au spirituel, passant de la « méthode historique » à cette dimension.

La critique de Péguy porte sur le caractère indéfini et les circonvolutions de la méthode discursive de Taine et Renan, qu’il oppose à une « méthode intuitive ». Il dénonce « l’ambition surhumaine de la méthode discursive », qui veut partir d’un point infiniment éloigné et épuiser l’infinité du détail pour arriver au sujet. Les humanités anciennes reconnaissaient les limites de l’Homme et de la connaissance, tandis que les humanités modernes, se débarrassant de Dieu, ont conçu une méthode où l’historien devient Dieu.

 

Une « humanité Dieu » et la fin de l’Histoire

Péguy critique l’idée d’une humanité devenue Dieu par la totale infinité de sa connaissance, une humanité si parfaitement emplie de sa mémoire totale qu’elle n’a plus rien à connaître désormais. Cette idée est partout dans Renan, car tout le monde moderne est dans Renan. Péguy voit cette pensée comme la pensée profonde, la pensée agissante, la pensée cause de tous ceux qui ont fondé la science historique moderne, caractérisée par tout cet orgueil, cette assurance et cette naïve certitude.

 

Après L’Avenir, les Dialogues

Péguy se réfère aux personnages des Dialogues philosophiques de Renan : Théoctiste (« celui qui fonde Dieu ») et Eudoxe (« celui qui a une bonne opinion »). Moatti propose de revenir à Renan en allant au-delà de la pointe de l’iceberg que Péguy aborde, notamment en explorant la « Terreur intellectuelle » chez Théoctiste, que Péguy ne développe pas.

L’analyse quitte la méthode historique pour s’orienter vers une vision transhumaniste à partir de Renan/Théoctiste.

 

La solution démocratique et la solution oligarchique

Renan-Théoctiste ne favorise pas la solution démocratique. Il estime que si élever tous les hommes est un devoir, les élever au même niveau est impossible. Il n’est pas nécessaire que le peuple comprenne la science, il suffit qu’il la serve et s’incline devant sa force incontestée, pourvu que les intelligents voient la vérité. Pour Renan, vouloir que la raison procède directement par et pour le peuple est chimérique. Le but devrait être de créer des dieux, des êtres supérieurs, que le reste de l’humanité servirait avec bonheur.

Péguy, en 1901, s’exprime sur la raison en soulignant que la raison a des ennemis (les déments qui exercent leur démence contre elle) et des faux amis (les déments qui veulent que la raison procède par déraison). Il affirme que la raison ne procède ni par autorité ni par des moyens gouvernementaux, et que vouloir assurer son triomphe par de tels moyens trahit la raison.

La solution oligarchique évoquée par Renan-Théoctiste se rapproche d’une terreur illimitée au service de la vérité. Il imagine une oligarchie d’êtres intelligents, armée par la science, détenant un pouvoir spirituel fort. Contrairement à l’Église, qui reposait sur un dogme et devait composer avec le pouvoir temporel, cette aristocratie serait l’incarnation de la Raison, une papauté infaillible. L’humanité inférieure serait maîtrisée par l’évidence, et l’idée même de révolte disparaîtrait. Quiconque résisterait au culte de la raison ou ne reconnaîtrait pas le règne de la science en subirait les conséquences immédiates. Le jour où des privilégiés de la raison posséderaient le moyen de détruire la planète, ils seraient des dieux.

 

Péguy citant les Dialogues : L’image des abeilles et le darwinisme

Péguy cite des passages des Dialogues de Renan qui décrivent la création d’une « race supérieure » grâce à la physiologie et la sélection, créant des « dieux ou dévas » viables en milieux artificiels, où la science prendrait le relais de la nature. Renan fait référence au procédé qu’emploient les fourmis et les abeilles pour déterminer la fonction à laquelle chaque individu doit être appliqué. Cette image des abeilles est mise en parallèle avec les idées de Carrel (produire de grands hommes à partir d’enfants ordinaires comme les abeilles créent une reine) et Huxley (généralisation de cette idée), ainsi qu’avec Chateaubriand qui craignait une « société ruche » où l’individu ne serait qu’une abeille, une roue dans une machine.

Renan envisage la possibilité d’êtres supérieurs à l’homme, de la même manière que l’homme est supérieur à l’animal. La divinité sortirait de l’humanité comme l’humanité est sortie de l’animalité, établissant une analogie avec la théorie de Darwin. Azélie Fayolle note que Renan est le premier non-naturaliste à citer Darwin dans une revue en 1863, et Renan lui-même, dans ses Souvenirs d’enfance et de jeunesse, pense qu’il aurait pu arriver à des résultats similaires à Darwin s’il avait cultivé les sciences vitales.

Péguy qualifie ces « rêves » et « imaginations » de Renan de « monstrueuses ». Il va jusqu’à dire que certaines phrases de Renan vous rendraient démocrate, s’opposant à la solution oligarchique renanienne. Péguy affirme qu’aucun savant de son époque n’approuverait ces idées, mais qu’aucun ne voudrait les renier, reprochant à Renan d’avoir honteusement montré sa pensée de derrière la tête. Péguy remercie ironiquement Renan d’avoir, au soir de sa vie, révélé ainsi l’orientation de la pensée moderne, son désir secret, son rêve occulte.

 

Champ d’idées avant et après Renan (études transhumanistes)

Le thème des abeilles, déjà présent chez Chateaubriand, se retrouve chez Huxley. Renan évoque l’idée de nations et de villes comme des consciences, agissant comme des personnes, ce qui préfigure l’idée de noosphère et de l’homme collectif développée par Teilhard. L’idée d’une conscience qui résume toutes les autres, même passées, une « conscience éternelle », se retrouve aussi chez Comte et certains théoriciens du transhumanisme actuel. La notion que la science et la culture doivent prendre le relais de l’évolution humaine là où la nature l’a laissée, est une idée qui va de Renan à Rostand, s’inscrivant dans un « darwinisme culturel ».

Renan est associé à une mystique et scientisme, tandis que Péguy se caractérise par une mystique contre politique. Renan considérait la science comme le grand agent de la conscience divine. L’idée d’un Dieu conçu dans un bocal et d’une surhumanité chez Renan est soulignée. Bien que les « Rêveries » de Renan aient un caractère élégiaque et que Péguy les prenne peut-être trop au sérieux, la critique péguyste, avec ses superlatifs, pourrait être la première critique effective d’un futur transhumanisme.

 

« Zangwill », suite et fin

Dans la fin de « Zangwill », Péguy revient sur Taine, le comparant à Renan. Il estime que Taine, par sa « grande franchise et netteté universitaire », dépasse « les anticipations précautionneuses de R. ». Péguy reconnaît ironiquement qu’il ne peut commenter tout et ne veut pas « tomber moi-même dans une infinité de détails ». Il suggère que Renan était plus averti, mais aussi potentiellement plus habile et dangereux que Taine. Taine, selon Péguy, usurpe non seulement la totalité de la connaissance de Darwin, mais aussi l’acte de création.

Péguy conclut « Zangwill » en affirmant que le monde moderne n’a pas tenu ses promesses, et que plus personne ne pourrait croire qu’il est le dernier monde, le meilleur. Il évoque les rudes avertissements de la réalité, les affrontements de peuples avec un fanatisme de rage, et la haine et barbarie des anciennes guerres civiles religieuses. Il mentionne également la déchéance d’un grand tribun qui, en moins de quatre ans, est tombé des plus hautes revendications de la justice aux plus basses pratiques de la démagogie. Enfin, Péguy note que les résultats de cette étude, « Zangwill », n’ont jamais été sérieusement contestés.

 

 

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