Introduction : La philosophie asystématique de Renan et la notion des Sémites
Domenico PAONE est membre de l’Institut des textes et manuscrits modernes CNRS-ENS. Lors de sa conférence, intitulée « Renan entre langues et religions », il explore l’ambiguïté fondamentale de la philosophie d’Ernest Renan, souvent qualifiée de « dilettantisme » par ses contemporains comme Bourget. Paone suggère plutôt que cette multiplicité est une forme de « perspectivisme » qui explique l’extrême variété de la production intellectuelle de Renan. Cette nature inclassable a, paradoxalement, contribué à sa disparition progressive du paysage culturel et scientifique français.
Renan lui-même exprimait ce dualisme : « Ma manière insaisissable. Sitôt qu’on m’atteint par la réalité, je m’échappe par l’idéal. Sitôt qu’on croit me saisir par l’idéal, je m’échappe par la réalité. Je ne veux pas être compris, sitôt qu’on me comprend, je me sauve ». Il se décrivait également comme « multiple ». Cette duplicité se retrouve dans plusieurs de ses idées, notamment la science, la religion, la race et la nation. L’intérêt de Paone se concentre sur la notion des Sémites, qu’il considère comme résumant parfaitement cette ambiguïté renanienne. La question de savoir si Renan était antisémite est complexe, la réponse étant « oui et non » selon un perspectivisme renanien.
Paone distingue deux types d’antisémitisme : un « antisémitisme savant » qui postule l’existence de deux grandes familles linguistiques (aryenne et sémite), l’existence de deux races correspondantes et l’infériorité de la seconde. À cela s’oppose un « antisémitisme politique » et populaire, apparu plus tard en Allemagne avec Wilhelm Marr et sa Ligue antisémite. La plupart des interprétations concordent sur le fait que Renan a contribué à fonder un antisémitisme savant dans la première partie de sa vie, mais qu’il a combattu l’antisémitisme politique dans la deuxième partie, affichant même un certain « philosémitisme ». Cette évolution est illustrée par la comparaison entre son Histoire générale et système comparé des langues sémitiques (1855) et ses conférences sur le judaïsme (1883) et l’Histoire du peuple d’Israël (1887-1893). Si l’ouvrage de 1855 postulait l’infériorité de la race sémitique, les textes ultérieurs soutiennent que l’idée du judaïsme comme religion ethnographique n’est vraie que pour le passé très ancien d’Israël, les Prophètes ayant inauguré un processus la transformant en « religion universelle au plus haut degré ». L’idée d’une « race pure juive » était pour lui une absurdité historique.
La théorie d’une rétractation des préjugés ne convainc pas entièrement Paone, car elle n’explique pas les causes de ce changement. Une interprétation plus récente, notamment celle de Léon Poliakov, relie ce changement à la défaite française de 1870 et au ralliement de Renan à la Troisième République, illustré par sa conférence Qu’est-ce qu’une nation ? Cependant, cette explication reste partielle car elle ne justifie pas la persistance de jugements contradictoires dans les textes de Renan après 1870, ni pourquoi son antisémitisme savant ne s’est pas transformé en antisémitisme politique. Contrairement à ses collègues allemands, Renan a personnellement pris position contre l’antisémitisme politique à plusieurs reprises, notamment lors de l’affaire de Tisza-Eszlar en 1882. Un changement de position sur les Sémites est observable autour des années 1880.
Les Sémites comme catégorie herméneutique : L’Atelier des langues
Paone propose de considérer les Sémites comme une catégorie herméneutique que Renan utilise pour interpréter l’histoire de la civilisation. Cette catégorie est accompagnée de son double, les Aryens, formant un « couple fonctionnel » qui, selon Renan, a engendré le monde tel que nous le connaissons. Les Aryens apportent la mythologie, l’art, la philosophie, la raison et la science, tandis que les Sémites apportent le monothéisme.
Pour comprendre la fabrication de ce concept, Paone identifie deux « ateliers »: l’Atelier des langues et l’Atelier des religions. Dans le premier, pendant environ 15 ans, Renan travaille la catégorie des Sémites sous une perspective éminemment linguistique. Le terme « Sémite » apparaît pour la première fois dans des notes prises par Renan lors de son cours d’hébreu au Séminaire de Saint-Sulpice, datant de 1843-1844. C’est son professeur, Arthur-Marie Le Hir, qui l’introduit aux travaux de théologiens et philologues allemands qui ont forgé et popularisé l’expression Semitische Sprachen, notamment August Ludwig Schlözer et Johann Gottfried Eichhorn. L’ouvrage Discours sur les rapports entre la science et la religion révélée (1836) de Nicholas Wiseman, lu par Renan au Séminaire, est capital pour sa formation linguistique et la construction de la catégorie des Sémites. C’est dans ces pages que Renan découvre le comparatisme linguistique et des références fondamentales pour ses futurs travaux.
Wiseman établit un parallèle entre les langues sémitiques et indo-européennes, présentant les sémitiques comme dépourvues des capacités d’abstraction et de philosophie, tandis que les indo-européennes sont dotées d’une « merveilleuse souplesse » pour exprimer des idées abstraites et métaphysiques. Renan s’approprie ce double portrait, qui lui est « tout prêt », et l’intègre dans son Histoire générale des langues sémitiques. La confusion entre langues et peuples, qui permet à Renan de donner une « consistance ethnique » à des concepts linguistiques, n’était pas une invention de Renan, mais une caractéristique de la linguistique du XVIIIe siècle, alors appelée « ethnographie ». Michel Bréal a souligné que personne n’a plus contribué que Renan à répandre les termes de « race indo-européenne et de race sémitique », bien qu’il ait mis des restrictions à son idée dont ses disciples n’ont pas tenu compte.
L’étude comparative des manuscrits de Renan, notamment l’Essai sur les langues sémitiques (1847) et l’Histoire générale des langues sémitiques (1855), révèle une accentuation progressive du contraste entre Sémites et Indo-germaniques. Dans la version de 1855, Renan ajoute un traité d’ethnologie où il déclare que la « race sémitique, comparée à la race indo-européenne, représente réellement une combinaison inférieure de la nature humaine ». Ce durcissement coïncide avec la découverte du sanscrit et du modèle comparatiste indo-européen.
L’Atelier des religions : Modération et nouvelles perspectives
À partir de 1857 environ, la catégorie des Sémites quitte le domaine de la linguistique pour celui de l’histoire des religions, en se concentrant sur le christianisme, le judaïsme et, dans une moindre mesure, l’islam. L’idée fondamentale est que la catégorie, bien que conservant ses bases, se modifie pour s’adapter à ces nouveaux domaines. Ce passage s’effectue par l’élaboration du concept d’« instinct monothéiste », qui garde des liens avec le déterminisme linguistique et son rapport aux races. Ce principe, développé autour des années 1860, constitue la base théorique de ses grandes fresques religieuses, et subira des modérations et des ouvertures dans les Histoires des origines du christianisme et du peuple d’Israël.
Dans l’atelier des religions, Renan est confronté au paradoxe de la conversion massive des Aryens d’Occident à une religion sémitique. Il le résout par l’idée de l’appropriation créative : les Aryens ont accepté la religion sémitique en la modifiant profondément, le christianisme évoluant par la purification de son « étroit esprit sémitique » par les éléments aryens (Grecs, Romains, Germains et Celtes). Cependant, Renan ne cache pas l’héritage juif de Jésus, qui apparaît aussi comme le successeur d’une longue tradition juive. Le judaïsme est dépeint comme une religion luttant entre le principe libéral des prophètes et le principe conservateur des prêtres. L’universalisation du christianisme, déjà présente dans la religion juive, permet de décrire Jésus comme le dernier des prophètes d’Israël.
Renan s’écarte de la tradition patristique du Verus Israël sur plusieurs points. Il propose une image riche et complexe de l’hébraïsme et du christianisme au Ier siècle, interprétés comme des entités plurielles. La séparation des deux religions est un processus historique graduel. Enfin, il élabore un modèle de « fratrie » qui coexiste avec celui de la filiation. L’aryanisation du christianisme se révèle un processus lent et contradictoire, avec des éléments opposés en tension continue (Jésus et les apôtres, judaïsme et christianisme hellénisant, etc.). Renan exprime parfois une préférence pour les options vaincues, comme l’Église nazaréo-ébionite, dont la « simplicité des conceptions juives sur la divinité la préservait de la mythologie et de la métaphysique ». Pour Renan, « C’était là peut-être la plus grande vérité du christianisme, celle par laquelle il a réussi et par laquelle il se survivra ».
Les Aryens, par leurs influences hellénisantes, ont universalisé le christianisme, mais au prix de la « trahison » des vrais enseignements de Jésus. La métaphysique aryenne, nécessaire au développement du christianisme, engendre le dogmatisme de la théologie chrétienne et une religiosité irrationnelle. Renan court-circuite la revendication d’un christianisme « aryen » en rappelant que le vrai message de Jésus est contenu dans ses racines juives. Le « vrai christianisme », éternel, vient des Évangiles, non des Épîtres de Paul, qui sont la cause des principaux défauts de la théologie chrétienne.
Cette ouverture de la catégorie des Sémites se poursuit avec les conférences de 1883 et l’Histoire du peuple d’Israël (1887-1893), qui restituent pleinement Jésus à ses racines juives. Dans son dernier grand ouvrage, Renan bâtit un modèle tripartite de l’histoire juive : un élohisme originaire (intuition d’un dieu unique), une décadence yahvéiste (où le dieu d’Israël devient particulier et jaloux), et un « retour à Élohim » (synthèse supérieure vers l’universel, commencé par Isaïe et achevé par Jésus).
L’Histoire du peuple d’Israël révèle une atténuation du déterminisme de la catégorie des Sémites, avec des tentatives d’explications anthropologico-historiques du monothéisme, qui coexistent avec la vision innéiste. La persistance du déterminisme hérité de l’atelier des langues est en conflit avec des interprétations historiques basées sur des analogies fonctionnelles. Par exemple, l’explication du rôle des Kréti-Pléti dans l’armée de David par leur origine aryenne, initialement déterminée racialement, est finalement expliquée par leur statut d’étrangers, plus utile pour « mettre les gens d’accord ».
Un point philosophique important est la réflexion sur l’immortalité de l’âme. Renan attribue les croyances contraires à la raison (immortalité individuelle, résurrection) à leur origine aryenne. Il préfère la tikva juive, l’idée que la résurrection et la rétribution adviendront sur cette terre, symbolisant un « optimisme philosophique fondé sur un acte de foi invincible dans la réalité du bien ». Cette philosophie juive, rationnelle et moderne, semble préparer un déisme philosophique proche de l’idéal religieux de Renan.
À cela s’ajoute la dimension sociale irréductible du judéo-christianisme. La tikva juive est un ressort de progrès, un puissant antagoniste de l’immortalité individuelle aryenne qui habitue à la résignation. Les prophètes d’Israël sont les premiers avocats des droits du pauvre, les ancêtres des tribuns socialistes. L’opposition Sémites/Aryens revêt la forme de Jérusalem (socialisme, justice universelle) et Athènes (libéralisme, individualisme). Bien que Renan penche finalement pour l’œuvre grecque (science, raison), la dimension sociale de la religion d’Israël laissera une trace éternelle. Les derniers mots de son œuvre annoncent un avenir où « sans ciel compensateur, la justice existera réellement sur la terre ».
Conclusions provisoires
Le chemin parcouru par la pensée de Renan entre les deux Histoires est considérable. Dans l’atelier des religions, l’histoire s’émancipe du déterminisme. La catégorie des Sémites, plus riche et complexe, altère l’équilibre du paradigme initial. La distance entre les deux principes (Sémites/Aryens) est réduite, les points de passage multipliés, et les jugements plus mesurés. Les deux ateliers peuvent être imaginés comme des jalons qui dessinent des tendances fondamentales de la catégorie, les tensions philosophiques se déplaçant sans s’effacer.
Cependant, le fort déterminisme linguistique se prolonge presque sans interruption dans l’atelier des religions concernant les Arabes et l’islam. L’islam, jugé incapable d’évolution et pris au piège d’une histoire immobile, est exclu des religions qu’il est possible de rationaliser et séculariser.
En se concentrant sur les Sémites comme catégorie herméneutique, Paone vise à comprendre les ambiguïtés de Renan de manière plus approfondie, sans tomber dans une optique moraliste ou judiciaire anachronique. La dualité demeure le trait le plus caractéristique de la pensée de Renan. Paone tente de suivre l’évolution de cette catégorie à l’intérieur du réseau conceptuel de son auteur, lié au milieu savant de son temps, pour éclairer les mécanismes de formation des préjugés raciaux et le processus contradictoire par lequel Renan parvient à s’en libérer partiellement. L’objectif est de donner une image de Renan plus nuancée, riche et complexe.
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