Résumé de la conférence de Rambert Nicolas au Cercle Ernest Renan le 22 octobre 2025

pierre Comptes Rendus novembre 5, 2025

Le pari de Kojève : l’athéisme

Rambert Nicolas est docteur en philosophie et spécialiste de la philosophie russe. Il est notamment l’auteur de l’ouvrage : “La conscience de Staline”, ainsi que de plusieurs traductions, notamment Sophia de Kojève. Il avait débattu avec Jean-Pierre Castel, lors d’une précédente conférence au Cercle Ernest Renan, sur le thème “La science moderne est-elle d’origine chrétienne, hellénistique, ou autre ?” le 11 mai 2023. La conférence d’aujourd’hui, « Le pari de Kojève : l’athéisme » part d’une analyse du  premier manuscrit philosophique majeur d’Alexandre Kojève, “L’Athéisme”, rédigé en russe en 1931. Le conférencier propose de comprendre la position de Kojève non pas comme une simple opinion, mais comme un « pari » fondamental, engageant toute l’existence.

Le Contexte et la Nature du « Pari »

Le manuscrit “L’Athéisme” (1931) est une réflexion sur l’implication d’être athée et l’élaboration d’un concept fort d’athéisme. Il coïncide historiquement avec la destruction de la cathédrale du Christ Sauveur à Moscou, et Rambert Nicolas suggère que Kojève s’inscrit ainsi dans les débats de son pays d’origine, prenant parti pour l’URSS et son athéisme d’État. Cela correspond à une note de jeunesse de Kojève : “le bolchevisme en philosophie, c’est moi”.

Le titre de la conférence est un clin d’œil délibéré au « pari de Pascal ». Cependant, le concept de “pari” est ici utilisé dans un sens spécifique, inspiré de la philosophie russe. Ce n’est pas une opinion théorique, il ne s’agit pas d’une simple croyance ou d’une réflexion abstraite. C’est un engagement existentiel : Le pari est une “incarnation d’une idée chez un sujet”. Il détermine l’identité, la façon de vivre et d’agir. Ainsi, les idées “nous obligent”. Il s’agit d’un engagement pratique : Rambert Nicolas illustre cela en opposant l’humain à l’intelligence artificielle : une IA peut générer un discours fasciste ou communiste sans y être engagée, alors qu’une personne qui endosse un tel discours se définit par lui. La philosophie russe a toujours conçu les idées comme un engagement pratique.

Un Pari Fondamental sur l’Existence de Dieu

Le pari sur l’existence ou l’inexistence de Dieu n’est pas un pari ordinaire. C’est un pari fondamental qui ne peut pas être transformé en savoir. Il arrive avant le savoir et fonde la totalité des autres savoirs.

Bien que Kojève ne parle pas explicitement de “pari”, Rambert Nicolas soutient que l’idée est présente. En fait, Kojève défend l’idée de “choix”.

Dans “L’Athéisme”, Kojève écrit que personne ne sait empiriquement s’il est théiste ou athée avant sa propre mort. Un athée qui se convertit sur son lit de mort prouve qu’il n’a jamais vraiment été athée. Il note qu’il est plus difficile de maintenir la “foi” athée.

Face aux difficultés des deux thèses (théisme et athéisme), Kojève écrit que “le choix reste libre”. Il reconnaît qu’aucune des deux thèses n’est “évidente” et qu’aucun parti n’arrive à “convaincre l’autre”. Rambert Nicolas lie ce pari au personnage de Kirilov dans “Les Démons” de Dostoïevski. Kirilov se suicide pour prouver sa liberté et son insubordination à Dieu, pariant ainsi contre sa toute-puissance. Il cherche à montrer que l’Homme est le véritable Dieu. Il incarne cette idée de “croire que l’on ne croit pas”, un choix actif de refus.

L’Expérience de la Mort comme Moment du Pari

Pourquoi la mort ? Rambert Nicolas aborde l’objection triviale selon laquelle l’athéisme et le théisme sont de simples croyances. À la question “Quand saurons-nous ?”, la réponse évidente est : “à notre mort”. Cette réponse est cruciale car elle montre que l’enjeu (Dieu) est lié à une expérience de transcendance. Contrairement à l’existence de Vladivostok, qui est immanente (on peut y aller et en revenir), Dieu est défini comme ce qui agit sur le monde sans que le monde puisse réagir sur lui : “Dieu n’est pas de ce monde, Vladivostok l’est”.

L’expérience universelle et inévitable de la transcendance, c’est la mort. Elle est une négation de l’être contre laquelle on ne peut réagir. C’est pourquoi, face à la mort, l’agnosticisme est impossible : “vous êtes embarqués”, comme dit Pascal. On est obligé de parier.

Les termes du pari face à la mort se fondent sur la nature de cette expérience :

  • Le Pari Théiste (Pascal) : La mort est le passage à un “être-autre”. Le pari consiste à renoncer à une vie finie pour gagner une “béatitude” infinie. C’est un pari “gagnant”.
  • Le Pari Athée (Kojève) : La mort est le passage au “non-être”, l’anéantissement total. Kojève choisit délibérément cette voie du néant.

Rambert Nicolas écarte l’”athéisme plat” du scientifique, qui ignore l’énigme de la mort en la réduisant à une simple “modification” matérielle. Cet athéisme ne voit pas l’abîme de la mort à la première personne.

Le Pari de Kojève : Gagner la Liberté en “Vivant en Suicidé”

Le sens du pari athée, le pari de Kojève, n’est pas une simple consolation. Théiste et athée partent de la même expérience authentique : l’angoisse face à la mort, comprise comme une altérité radicale.

  • Le théiste interprète cet “autre” comme Dieu.
  • L’athée l’interprète comme la “présence du Rien”.

Le gain du pari pour Kojève est l’indépendance totale de l’homme qui choisit délibérément le néant. Il parie sur un anéantissement total, ce que Rambert Nicolas appelle un “suicide en bonne et due forme”. En choisissant la mort comme anéantissement, l’homme devient un “suicidé”. La possibilité du suicide est la preuve de la liberté absolue de l’homme. En effet, si l’homme peut toujours échapper au pouvoir de Dieu en choisissant le “rien” (le suicide), alors ce Dieu n’est pas tout-puissant. La mortalité (finitude) procure à l’homme une indépendance totale, il n’est pas un esclave.

En conséquence, cette liberté rend l’homme responsable. S’il peut toujours choisir le suicide mais ne le fait pas, cela signifie qu’il “accepte” sa forme d’existence. Il est donc tenu soit de la reconnaître comme un “bien”, soit de la changer “en risquant sa vie”.

La Figure Ultime de l’Athée : De Bouddha à l’Anthropothéisme

Kojève demande : qui peut devenir athée sur son lit de mort, c’est-à-dire après avoir vraiment rencontré le non-être ? Sa réponse est Bouddha. Bouddha est celui qui a vu la “mort étrangère” (la radicale étrangeté de sa propre mort) et l’a acceptée comme anéantissement, sans la reporter sur un arrière-monde. Citant Soloviev, Rambert Nicolas explique que Bouddha est perçu comme un “dieu qui s’est fait lui-même” : il est devenu dieu non par nature, mais par un acte de volonté et de négation de l’existence.

Cependant, Kojève (influencé par Hegel et Soloviev) ne s’arrête pas à la négation pure de Bouddha. Cette négation n’est qu’une première étape pour “prendre possession de soi”. L’objectif final est l’anthropothéisme (un thème classique de la philosophie russe) : devenir un Dieu qui, ayant conquis sa liberté, prend possession de la nature.

La conférence se conclut sur une citation de Berdiaev opposant :

  • Le Christ (Dieu-homme) : son mot ultime est la résurrection.
  • Kirilov (l’homme-dieu) : son mot ultime est la mort volontaire (le suicide métaphysique) pour prouver sa propre divinité.

Le choix de Kojève, l’athée, est celui de Kirilov.

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