Résumé de la conférence de Frédéric GUGELOT « Soutanes et variétés »

pierre Comptes Rendus novembre 25, 2025

Résumé de la conférence de Frédéric GUGELOT au Cercle Ernest Renan le 13 novembre 2025

“Soutanes et variétés : Duval, Cocagnac, Mouque et Soeur Sourire, des religieux chanteurs dans les années 1960”

Frédéric Gugelot est professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Reims Champagne Ardenne (URCA). Sa conférence porte sur un phénomène culturel et religieux singulier en France, qui a émergé à la fin des années 1950 et au début des années 1960 : l’apparition de prêtres chanteurs sur les scènes de la variété. Ces ecclésiastiques ont utilisé la chanson comme une nouvelle forme d’apostolat et de prosélytisme, rencontrant un succès populaire fulgurant, tout en soulevant des débats théologiques et sociaux au sein de l’Église et de la société.

Un phénomène populaire

Frédéric Gugelot ouvre sa conférence en soulignant le paradoxe apparent de son sujet. D’un côté, la soutane, symbole d’une Église catholique hiérarchique, sacrée et immuable ; de l’autre, les variétés, incarnation de la culture de masse, de l’éphémère et du divertissement profane.

L’objectif de l’historien est de déconstruire l’idée reçue selon laquelle l’Église catholique française serait restée hermétique à la modernité culturelle du XXe siècle. Au contraire, il démontre comment, dès les années 1950, une « osmose » s’est créée, transformant la figure du prêtre en une icône médiatique.

Le point de départ est le succès retentissant du Jésuite Aimé Duval (né en 1918), qui devient l’archétype du « prêtre chanteur ». Son succès est massif : plus de 3 millions de disques vendus et plus de 1 500 récitals dans 44 pays en 1962. Ce succès immédiat entraîne la création d’une vague de chanteurs religieux, notamment le Franciscain Didier Mouk et les Dominicains Maurice Cocagnac et Sœur Sourire (Jeannine Deckers).

Ce mouvement s’inscrit dans un contexte social français en pleine mutation, marqué par la « seconde révolution française » (selon l’expression d’Henri Mendras) qui voit la disparition des grandes classes sociales du XIXe siècle.

Simultanément, après la Seconde Guerre mondiale, le catholicisme français connaît une période missionnaire, alimentée par un optimisme issu de la Libération. L’Église constate une inadéquation entre ses structures paroissiales et les besoins de la population, la France étant redevenue, selon certains observateurs, un « pays de mission ».

Le choix de sortir des lieux de culte

Aimé Duval, ordonné prêtre en 1946, a été le pionnier de cette méthode en utilisant la guitare dans des camps de jeunesse dès 1950, puis en allant dans les cafés pour établir un contact avec les gens. L’idée principale, partagée par d’autres clercs de l’époque comme

, est qu’il faut « sortir de chez nous et aller chez elles » pour atteindre des populations qui ne pensent plus chrétiennement.

Le succès des prêtres chanteurs confirme cette approche. Dans une lettre à son provincial, Duval explique que, bien qu’il utilise des salles de spectacle, il reste un prêcheur dont le message est profondément chrétien. Seule la méthode diffère.

Le contenu de ses chansons et de celles de ses confrères est axé sur :

  • La Justice et l’Humanité de Jésus-Christ : Duval insiste sur la figure de Jésus en tant qu’homme, sensible, libéré, juste et généreux, rejetant l’image d’un Christ souffrant uniquement sur la croix pour exalter la joie de Pâques.
  • Les Valeurs Sociales : Ils chantent l’amour, l’amitié, la solidarité, la paix, et dénoncent les exploiteurs et l’injustice. Ils se positionnent, pour certains, dans la lignée des catholiques de gauche.
  • L’Amour contre la Peur : Leurs messages promeuvent une religion basée sur l’amour et la charité, à l’opposé de la peur de l’enfer, qui reste, à l’époque, un moteur important de la prédication catholique.

Leur audace est de chanter sur des scènes publiques (music-halls, cinémas, théâtres) destinées au divertissement et à la variété, sortant des lieux de culte et du cadre liturgique. L’instrument de prédilection est la guitare acoustique, symbolisant la simplicité, la convivialité des feux de camp, et la proximité avec le public, s’opposant aux grands orchestres.

Entre succès, critiques et dangers

L’intervention des prêtres dans le monde de la variété a été très controversée. Deux événements majeurs se télescopent au début des années 1960 : l’explosion de la culture Yéyé (rock, jeunesse, consommation) et le Concile Vatican II (modernisation de l’Église).

Les opposants (souvent issus du clergé conservateur et de l’extrême droite) dénoncent le risque de « prostitution de la religion » en associant le sacré à la mondanité du music-hall. Ils estiment que la gravité nécessaire pour parler de Dieu est perdue et craignent que les moyens (la variété) ne pervertissent la fin (le message).

Les partisans (journalistes et théologiens) y voient, au contraire, une stratégie efficace pour moderniser l’évangélisation. Le théologien Jésuite Karl Rahner valorise cet apport, considérant que, tout comme il y a la « grande musique », il doit y avoir le « petit chant » pour transmettre la vérité. Ils défendent que le succès de ces prêtres prouve leur capacité à jeter un pont « entre le juke-box et l’autel ».

Ce phénomène coïncide avec l’explosion de la musique jeune (le « yéyé » ou rock français) et la montée en puissance du baby-boom. Les prêtres chanteurs s’adressent directement à cette nouvelle jeunesse, en défendant parfois même le rock’n’roll comme un courant irréversible. Une caricature de l’époque illustre la confrontation entre la jeunesse « rock » (les blousons noirs) et le prêtre chanteur, montrant que même les jeunes voyous sont touchés par la sincérité du message.

Frédéric Gugelot souligne également que le succès de ces « vedettes » religieuses n’échappe pas au « star system ». L’argent généré par les ventes de disques est colossal (plus de 12 millions de francs pour Duval en 1957). Dans un esprit anti-argent (la « caisse Duval »), le provincial de Duval s’empresse de redistribuer ces gains aux missions catholiques dans le monde (Madagascar, Inde, Pérou, etc.).

Cependant, le succès et l’exposition engendrent des risques :

  • Aimé Duval souffrira d’épuisement et d’une addiction à l’alcool, faisant une cure en Suisse en 1962.
  • Sœur Sourire (Jeannine Deckers) quittera les ordres en 1964, luttant pour maintenir une carrière solo, et finira par se suicider en 1985.

A partir des années 1970, Frédéric Gugelot décrit un « divorce » progressif lié à la sécularisation rapide de la société française. Les prêtres chanteurs deviennent rapidement ringards ou anecdotiques. Le message religieux passe mal dans une société de consommation.

Un succès apostolique en demi-teinte

Malgré l’enthousiasme, la tentative d’adaptation du catholicisme à un nouvel environnement social et culturel n’a pas été une victoire totale. Les études de l’époque montrent que si les efforts apostoliques ont été efficaces pour « freiner le recul de l’attachement à l’Église », ils n’ont pas fondamentalement inversé la tendance à l’éloignement.

L’expérience des prêtres chanteurs met en lumière le débat de l’Église face à un choix perdant :

  • S’ouvrir au monde, élargir son audience, mais au risque d’une perte de ferveur et d’une plus grande superficialité.
  • Se fermer, préserver la pureté de la doctrine, mais au risque de voir le fossé se creuser avec la société.

Finalement, la proposition des prêtres chanteurs n’a pas façonné des fidèles assidus à la messe, mais elle a réussi à perpétuer une sensibilité chrétienne en utilisant les formes culturelles les plus populaires de l’époque, proposant une religion d’amour et d’amitié, contestant la morale rigide, mais sans parvenir à une refondation institutionnelle durable. Leur exemple illustre une période où l’expression de la foi, contestée par le haut, cherche son salut par le bas, au contact direct du public. Ce sujet soulève de nombreuses questions sur la capacité de l’Église à se moderniser et sur les mouvements qui ont tenté de le faire.

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