Véronique Campion-Vincent, ingénieure de recherche au CNRS, présente l’évolution de ses travaux, d’abord axés sur les rumeurs, puis sur les théories du complot et enfin sur les spiritualités alternatives. Elle souligne une évolution dans la perception des phénomènes hétérodoxes, passant du rejet initial à une acceptation progressive comme expressions culturelles et signes de changements de mentalité.
L’étude des rumeurs et son évolution
Initialement, dans les années 1940, l’étude des rumeurs était empreinte de mépris, les rumeurs étant perçues comme l’œuvre de personnes déséquilibrées et colportées par des ignorants. Cette vision matérialiste et dogmatique de la science a évolué. De nouvelles approches ont permis de passer d’un rejet des croyances hétérodoxes à leur acceptation comme des « savoirs, voire des vérités », reconnaissant qu’elles renvoient à des problèmes sociaux et annoncent des changements radicaux de mentalité. Ce changement a également conduit à l’acceptation des médecines parallèles et des expressions alternatives dans l’art ou la religion. L’auteure attribue cette évolution à une perte de confiance généralisée envers les idéologies et une déception face à une science qui, malgré ses avancées, n’a pas mené au bonheur utopique promis.
Depuis 1989, Véronique Campion-Vincent mène des études sur les rumeurs et les légendes urbaines, souvent en collaboration avec Jean-Bruno Renard. Le développement d’Internet et des réseaux sociaux a transformé la circulation de ces récits, donnant naissance à de nouvelles formes. L’ouvrage « 100% rumeurs » (2014) dresse un portrait de ce néo-folklore, incluant fausses allégations, croyances insolites, rumeurs savantes, touristiques, et alarmistes, ainsi que les légendes urbaines, qui sont des pseudo-faits divers. Ces dernières, qualifiées de « glurges » en anglais, sont des histoires larmoyantes et moralisatrices qui continuent de circuler en 2025.
Les travaux sur les rumeurs et légendes urbaines l’ont conduite à étudier les légendes de vols d’organes et les théories du complot. À partir de 2012, elle s’est intéressée aux spiritualités alternatives.
L’éclosion : mythologies extraterrestres et néo-indiennes
Véronique Campion-Vincent présente l’impact des « contactés » des années 1950, comme Frère Philip (GHW) et Sœur Thedra (Dorothy Martin), sur les pratiques spirituelles alternatives perçues comme New Age depuis les années 1990. George Hunt Williamson (GHW) a combiné son intérêt pour l’occultisme et les soucoupes volantes, rejoignant notamment le groupe de George Adamski. Dorothy Martin, quant à elle, a prédit la fin du monde pour le 21 décembre, une prophétie dont l’échec a été étudié par le psychologue social Leon Festinger dans son livre « When Prophecy Fails ». Malgré l’échec de la prophétie, le groupe de Dorothy Martin a persisté dans sa ferveur, un phénomène que Festinger a interprété comme une tentative de réduire la dissonance cognitive.
À la suite de l’hostilité et des menaces d’internement, GHW et Dorothy Martin se sont réfugiés en Arizona, puis au Pérou, où ils ont étudié les traces de la civilisation de Mu. Leur mythologie, fortement influencée par la théosophie, a intégré la présence des ovnis. GHW a publié « Secret of the Andes » en 1961, reliant ses expériences aux théories de Daniel Ruzo sur la civilisation antique de Masma et aux continents imaginaires comme l’Atlantide et la Lémurie. Dorothy Martin s’est installée au Mont Shasta, un lieu qui attire les esprits mystiques, et a continué à recevoir des messages d’entités extraterrestres.
L’essor de la culture alternative des années 1960 au New Age
L’hypothèse de Daniel Ruzo sur la civilisation de Masma a été bien accueillie en France, notamment grâce à sa présentation dans « Le Matin des Magiciens » en 1960. Cet ouvrage a également introduit en France la théorie des anciens astronautes. Ces courants contre-culturels rejettent le matérialisme et prônent l’idée d’un cosmos basé sur l’énergie et la conscience, avec laquelle les humains peuvent interagir. Les civilisations anciennes et leurs temporalités cycliques sont perçues comme détenant les secrets de cette interaction.
Le millénarisme a joué un rôle important dans le New Age à partir des années 1970, avec l’avènement de l’ère du Verseau et les prédictions autour de 2012, basées sur le calendrier maya. Le phénomène a pris de l’ampleur avec la Convergence harmonique de 1987, organisée par José Argüelles. L’attente de renouveau pour 2012 a été interprétée « à la carte », avec des scénarios allant de catastrophes à un monde plus lumineux.
Les Amérindiens sont considérés comme des détenteurs de sagesse, ce qui a mené à un tourisme mystique et spirituel au Pérou, au Mexique et en France. Cependant, les médias grand public ont transformé les prédictions de 2012 en annonces de fin du monde à des fins mercantiles, produisant des documentaires sensationnalistes. Le film « 2012 » de Roland Emmerich a illustré cette tendance au divertissement et à la peur. Après 2012, les groupes New Age n’ont pas été bouleversés par la non-réalisation des catastrophes, et l’indifférence du grand public a montré que le débat était principalement un divertissement.
L’Amérindien comme modèle de spiritualité et les critiques de l’exploitation culturelle
L’image de l’Amérindien comme détenteur de sagesse s’est construite au fil du temps, souvent unifiant diverses religions sous le culte de la nature. Le discours du chef Seattle, un texte fondateur du mouvement écologique, s’est avéré être un faux folklore, réécrit dans les années 1970. De même, la légende des Guerriers de l’Arc-en-ciel, bien qu’influente pour des mouvements comme Greenpeace, est un faux folklore d’origine évangélique chrétienne.
Ces appropriations culturelles ont suscité des critiques. La « Déclaration de guerre contre les exploiteurs de la spiritualité lakota » (1993) dénonce l’appropriation des rites cérémoniels par des non-indiens et l’exploitation des cultures autochtones. Le « cybershamanisme » est également critiqué pour son exploitation des ressources des traditions amérindiennes sans contact réel. Des universitaires ont également critiqué cette « fiction culturelle » et le primitivisme culturel qui idéalise une culture supérieure plus proche de la nature.
L’ésotérisme grand public en 2024-2025
On constate aujourd’hui une forte progression de l’ésotérisme grand public, qui englobe un ensemble flou de notions de mystère et de secret, prônant la connaissance par l’expérience et la quête d’une tradition primordiale liée aux extraterrestres. Ce champ côtoie la religion, la santé, le paranormal, la science-fiction, le fantastique et la protestation politique, incluant les théories du complot. Les adeptes de l’ésotérisme grand public « papillonent » entre les offres, pratiquant le plus souvent seuls. La quête de découverte de soi est souvent innée ou résulte d’un traumatisme, et l’offre de contenus ésotériques se veut variée pour répondre à ces attentes.
YouTube est devenu un acteur majeur de la diffusion de l’ésotérisme grand public, avec de nombreuses chaînes dédiées à la spiritualité. Des festivals comme « Exovision » et « L’étrange Rendez-Vous » réunissent des milliers de personnes autour de thèmes comme le dialogue avec les « célestes » ou les présences extraterrestres.
Au-delà des frontières : géobiologie, soins alternatifs
Certaines pratiques se développent comme la géobiologie, qui est à la fois une branche de la géologie et une application de la radiesthésie, affirmant la présence de champs magnétiques et de réseaux énergétiques souvent néfastes. La géobiologie, issue des activités des sourciers, est aujourd’hui appliquée aux constructions dans le monde agricole. Bien que contestée par des groupes comme la Miviludes et l’AFIS, la géobiologie est de plus en plus prise au sérieux par la recherche universitaire. Elle est perçue comme un exemple de nouveau paradigme qui reconfigure les relations à la nature et bouscule la distinction entre l’animé et l’inanimé. Sa professionnalisation contribue à son acceptation croissante.
D’autres domaines connaissent une érosion des frontières, avec l’acceptation croissante de substances et de savoirs autrefois rejetés, comme l’intérêt de la psychiatrie pour les psychédéliques et l’hypnose, ou l’acceptation des magnétiseurs et coupeurs de feu dans les services d’oncologie. La méditation, notamment la pleine conscience, est également reconnue dans le milieu médical et paramédical et fait l’objet d’études scientifiques. Cette tendance à l’acceptation et à l’intégration sociale progressive de l’ésotérisme est un fait contemporain majeur.
Ancrage social et la « conspiritualité »
Le grand public recherche dans ces messages une compréhension du monde, un aspect mystérieux et inexpliqué. Il s’oppose aux valeurs de la société majoritaire, dénoncée pour son matérialisme et ses complots. L’ésotérisme et les théories du complot sont proches, étant perçus comme de « vraies sagesses ». Le terme « conspiritualité », créé en 2011, unit théories du complot et spiritualité, décrivant un mouvement en ligne basé sur l’idée qu’un groupe secret contrôle l’ordre politique et social, et que l’humanité connaît un « changement de paradigme ».
Les spiritualités alternatives offrent également un moyen de « se situer dans le monde », à travers le bien-être et l’harmonie, avec la primauté de l’offre thérapeutique-spirituelle, comme la méditation. Les auteurs Dick Houtman et Stef Aupers considèrent l’ésotérisme comme une « religion de la modernité », une « relocalisation du sacré vers le monde subjectif de l’individu et vers le monde des objets technologiques », c’est-à-dire une sacralisation du moi et du digital.
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