Distinction entre faits et valeurs
La distinction entre faits et valeurs est une notion récente, devenue fondamentale dans la philosophie contemporaine.
Cette distinction est liée au courant philosophique positiviste qui défend l’idée que seule la science énonce des vérités objectives qui se rapportent à des faits constatables.
A l’inverse de la science, la métaphysique produit des énoncés qui ne sont pas, le plus souvent, vérifiables expérimentalement.
Ainsi, Auguste Comte et le Cercle de Vienne, qui réunissait des penseurs éminents dans les années 20-30, étaient animés par la conviction que la métaphysique était définitivement morte depuis les progrès de la logique.
Influencés par le Tractatus logico-philosophicus de Wittgenstein, élève de Russell, l’idée développée était qu’il devrait être possible de développer « une conception scientifique du monde », débarrassée de la métaphysique.
Selon le Cercle de Vienne (suivant en cela Wittgenstein), pour que des énoncés soient valides, c’est-à-dire qu’on puisse dire s’ils sont vrais ou faux, il faut qu’ils remplissent deux conditions.
- Il faut qu’ils soient syntaxiquement corrects, c’est-à-dire formellement et logiquement irréprochables. Or l’emploi de la langue naturelle par le philosophe et le métaphysicien dans l’enchaînement des propositions peut masquer des imperfections syntaxiques. Les mathématiques, elles, constituent le langage de la physique et ne présentent pas ces imperfections.
- Il faut qu’ils se rapportent à des faits, qu’ils se prêtent à une vérification expérimentale. Là aussi, les mots de la langue naturelle peuvent prêter à confusion, au point qu’on ne sait pas précisément à quoi ils se rapportent. Un concept en physique (comme celui de force, de masse) se rapporte à des faits précis (quantifiables, mesurables…).
La plupart des énoncés en philosophie n’ont pas de sens, dans la mesure où l’on ne peut dire ni s’ils sont vrais ni s’ils sont faux ; ils ne sont pas vérifiables.
Reste la question des valeurs, des valeurs esthétiques, des valeurs morales. Selon les adeptes du Cercle de Vienne, elles relèvent de ce qu’ils appellent « le sentiment de la vie », qui trouve son expression dans l’art, ou alors dans des conduites ou des manières d’être.
Quand il s’agit d’apprécier le bien, le beau, de déprécier le mal ou le laid, nous sommes dans le domaine de la subjectivité, étranger à celui de la vérité objective.
Ainsi, les faits sont l’objet d’une connaissance objective, les valeurs, elles, d’une appréciation subjective – laquelle peut ne pas être simplement individuelle mais collective.
Cette distinction entre faits et valeurs implique qu’aucune vérité n’est possible dans le domaine esthétique ou dans le domaine moral. Qu’il n’y aurait de vérité que scientifique.
La métaphysique traditionnelle avance un discours qui, tout en se présentant comme le plus rigoureux possible, en prenant par exemple pour modèle les mathématiques, défend en réalité des valeurs. Le meilleur exemple, c’est celui de la philosophie de Leibniz qui a cherché à démontrer que le monde a une valeur optimale en le déduisant d’un calcul logique divin. Leibniz nous offre l’exemple type d’une métaphysique anthropocentriste qui consiste à « désirer que le cours du monde coïncide avec le cours de nos désirs. »
Affirmer que la terre tourne va à l’encontre de l’expérience immédiate, puisque nous ne la voyons, ni la sentons tourner. De même, nous ne voyons pas tomber tous les corps de poids différents à la même vitesse dans le vide. Deux exemples simples, inspirés par les découvertes de Galilée, montrent que l’expérience scientifique n’est jamais que l’expérimentation d’une idée, d’une hypothèse théorique.
Dire qu’un fait est établi à partir d’interprétations ou d’hypothèses théoriques ne retire rien à la validité et à la légitimité de la notion de fait.
Le terme de « valeur », quant à lui, apparaît qu’au XIXe siècle. Par exemple chez Nietzsche quand il entreprend une évaluation des valeurs (des valeurs morales admises, des valeurs chrétiennes, par exemple).
- Un jugement de réalité est de nature descriptive et prétend énoncer ce qui est. Il est donc vrai s’il est conforme à ce qui est, c’est-à-dire vérifié par les faits, et faux s’il n’est pas conforme à ce qui est, et qu’il est infirmé par les faits.
- Le jugement de valeur évalue une chose, un acte, une œuvre… en se référant non à des faits mais à des normes esthétiques, éthiques, voire religieuses.
Lorsque l’on dit « cette actrice est très belle », ou « ce jeune homme est très beau », ou encore « ce film est remarquable », « cette cathédrale est magnifique », nous affirmons un ressenti en établissant implicitement une hiérarchie. Bref, nous nous référons à des normes culturelles esthétiques. Ce qu’on vérifie tout au plus c’est éventuellement un accord de fait entre les sujets qui émettent des jugements esthétiques semblables. Mais la beauté comme telle n’est pas un fait descriptible, c’est une appréciation, une évaluation normative.
Prenons maintenant un jugement moral. Lorsque je condamne une action, je le fais en fonction de normes communément admises dans la société. Or le bien et le mal ne sont pas des faits. Si je vois un homme en tuer un autre, je constate un fait. Si je réprouve ce fait, cela m’est indiqué par une norme que j’ai assimilée. Mais d’un fait, je ne peux tirer aucune norme.
La morale est affaire de sentiment, de sentiment partageable, voire d’universellement partageable, pour Hume, mais non une affaire de raison. S’en tenir à des faits, relève de la raison ; apprécier ou déprécier une conduite, un individu (lui accorder ou non une valeur) relève de la sensibilité.
Ainsi, le caractère conventionnel des valeurs s’oppose aux lois de la nature.
Les normes sont des conventions humaines. On voit bien que si on considère la nature, il n’est ni bien ni mal que le loup tue l’agneau. De même si on considère un événement naturel comme un tremblement de terre qui détruit une ville entière, il n’est ni bon ni mauvais en lui-même. Il n’est mauvais que relativement aux désirs des hommes
Il convient ainsi de distinguer clairement entre des lois naturelles (des lois de la nature) et des lois normatives, comme le rappelle Karl Popper dans le chapitre « nature et convention » dans La société ouverte et ses ennemis.
L’approche de Protagoras
La distinction entre loi naturelle et loi normative apparaît déjà dans l’Antiquité, chez les Sophistes et chez Protagoras.
- Une loi de la nature établit une nécessité. Plus précisément une loi physique établit un rapport constant et nécessaire entre des grandeurs mesurables. Cette constance et cette nécessité constituent un fait.
- Une loi normative n’établit aucune nécessité, elle impose des obligations. Autant on ne peut déroger à la nécessité d’une loi naturelle, autant on peut être libre de ne pas remplir ces obligations. Les normes qui régissent la vie en société sont humaines, et donc conventionnelles.
Pour Protagoras, ce qui est juste ou injuste dans une cité relève de conventions ; et les conventions sont variables selon les cités.
Les normes de justice, de beauté sont humaines ; elles ne sont pas données par la nature ou un Dieu. Quant aux mathématiques, qui sont censées justement imposer des vérités, lesquelles ne sont pas l’œuvre d’opinions relatives, elles seraient aussi le produit de conventions, selon Protagoras.
Protagoras appartient à une époque où la science grecque est encore balbutiante, et où l’on pense que les physiciens, plus exactement les savants Présocratiques développaient des théories contradictoires.
Pour Protagoras, ce qui doit être c’est ce que les faits finalement révèlent.
Platon prend le contrepied de Protagoras en affirmant que Dieu est la mesure de toutes choses, la mesure de ce qui est et de ce qui n’est pas. Pour Platon il existe des idéalités, qui ont un statut divin, des réalités idéales, qu’on appelle Idées, avec un grand I. Pour Platon il existe une Justice dans l’absolu, une Beauté dans l’absolu ou une Unité, dans l’absolu sans laquelle il est impossible de faire des mathématiques.
Socrate, dans le dialogue avec Protagoras, fait apparaître une tension entre ce qui est juste et ce qui est utile. La notion de justice apparaît comme ayant une valeur absolue ; peut-on commettre une injustice – concrètement désobéir à la loi – et faire quelque chose de bon, c’est-à-dire d’utile ?
Protagoras est gêné par la question, mais il privilégie son pragmatisme, parfaitement relié à son relativisme
L’approche de Wittgenstein
Wittgenstein tente de distinguer le bien, au sens relatif du terme, et le bien au sens absolu du terme.
Est-il vrai que des valeurs, des normes peuvent être validées, justifiées par les faits ou dans les faits ? Wittgenstein va aider à répondre à cette question.
On peut vérifier, dans les faits, qu’un pianiste est un bon pianiste, que la route pour aller à tel endroit précis (pour aller à Granchester) est bien la route qu’il faut prendre (que c’est la « bonne » route), qu’un coureur est un bon coureur (il suffit de mesurer le rapport entre le temps de sa course et la distance qu’il a parcourue)
Wittgenstein ne dit rien de plus que ce que dit Hume : du constat d’un fait, je ne peux tirer aucun jugement de valeur. Je peux, au regard des faits, évaluer ce qui est utile et avantageux, nuisible ou désavantageux. Mais je ne peux évaluer un meurtre à l’aune de son utilité éventuelle. Si je tue une vieille personne pour lui soutirer son argent, et que j’y trouve un avantage, cela provoque bien une indignation morale. Or qu’est-ce qui la justifie ? Rien, dans les faits, rien en particulier au regard des critères empiriques de l’utilité.
Wittgenstein le dit à sa manière, en prenant en compte ce que le langage peut dire de sensé et de vérifiable dans les faits. Autant un jugement de valeur relative est sensé, je peux le ramener à un jugement de réalité, autant un jugement de valeur absolu a quelque chose d’insensé.
Il existe une différence entre un jugement de valeur relative et un jugement de valeur absolue. Reprenons l’exemple de la route correcte pour aller à Granchester, pour aller d’un endroit précis à un autre. La route correcte est celle qui prendra le moins de temps pour aller à Granchester, on peut le vérifier dans les faits
Puis il prend l’exemple de la culpabilité. Je me sens coupable du péché – dans l’absolu – et non de quelque faute précise dans les faits. Wittgenstein avait reçu une éducation très chrétienne…
Conclusion
Protagoras, sous-estimé au regard de la tradition philosophique, et Wittgenstein caractérisent deux pôles de la philosophie de l’éthique ou de la morale : un pôle que l’on peut qualifier d’utilitariste, et un autre que l’on pourrait qualifier de déontologique (déon = ce qui doit être, en grec)
- D’un côté, on a une vision utilitariste et pragmatique, que Protagoras émet avec un esprit tout à fait conséquent. C’est celle qu’ont défendue Jeremy Bentham et Stuart Mill (fin XVIIIe et début XIXe), ou encore des philosophes américains comme William James, Dewey ou Rorty – vision tout à fait respectable, mais qui rencontre des limites.
- De l’autre, une vision déontologique, où l’idée de devoir transcende les intérêts particuliers – comme le développe Kant par exemple.
Il existe une opposition entre le bien selon Protagoras auquel il donne une valeur relative, et la justice, auquel Socrate donne une valeur absolue.
Mais Platon pense qu’une vie juste est plus heureuse qu’une vie injuste, et il développe dans le Gorgias le paradoxe selon lequel celui qui subit une injustice est malheureux, certes, mais il l’est moins que celui qui commet l’injustice. La cité idéale telle que Platon la présente dans la République permettrait à ses membres de connaître le maximum de bonheur. Bentham n’en est pas si loin.
Wittgenstein est beaucoup plus proche de Kant que de Platon, au sens où le devoir moral, l’obéissance à la morale, est indépendant de la recherche de son bonheur, et de la poursuite de tout intérêt empiriquement constatable.
Le registre du langage de l’éthique est religieux, en dernière instance, c’est ce que montre de manière rigoureuse Wittgenstein, en étudiant des expressions du langage courant.
Loin qu’on puisse finalement ramener des valeurs à des faits, du moins si on a affaire à des valeurs éthiques, l’opposition entre faits et valeur se justifie, non seulement du point de vue d’une rigueur philosophique logico-empirique, mais encore et surtout d’un point de vue éthique.
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le texte complet de la conférence se trouve dans la partie réservée aux membres du Cercle. Elle peut cependant être envoyée sur demande à l’adresse courriel du cercle : ernest.renan91@gmail.com